La route du Levant, huit clos haletant qui aborde sans manichéisme la question de la radicalisation islamiste, est actuellement à l’affiche en Belgique. Présentée à Avignon en juillet dernier, la pièce ne tourne pas en France. « Une forme d’autocensure » pour l’auteur Dominique Ziegler.
« Pourquoi le candidat djihadiste est-il ”victimisé”? Je trouve que votre réponse est très simpliste car vous mettez sur un pied d’égalité un terroriste et l’Etat en général. Finalement, nous sommes tous des bandits, aussi bien le terroriste que la société ».
Cette critique acerbe a engagé le débat d’une demi-heure, organisé dans la foulée de la première représentation de La Route du Levant, jeudi 11 janvier au théâtre National à Bruxelles.
Programmée trois semaines à Avignon en juillet, la pièce a été jouée en Suisse, à Bruxelles dix jours en janvier et sera à l’affiche à Charleroi à la fin du mois (du 26 février au 1er mars). Le théâtre de Namur accueillera également des représentations. En France ? Rien n’est prévu, à ce jour.
« Je n’ai pas envie de crier à la censure, ça n’a pas été vraiment le cas. Il s’agit plus de formes d’autocensure, avec des manifestations de crainte ou de rejet, liée à la peur du sujet ou à la non-appréciation de la lecture relativiste que j’ai faite » explique l’auteur du texte Dominique Ziegler -fils du sociologue Jean Ziegler.
Dominique Ziegler : « Le portrait d‘une humanité à la dérive »
C’est que la pièce fait réagir. Un sinistre commissariat, un bureau, deux chaises, un commissaire (Jean-Baul Baudson) face à un présumé candidat au djihad (Gregory Carnoli), le public de part et d’autre de la scène.
Au cours de l’interrogatoire où les arguments s’échangent comme autant d’uppercuts, se déploie le cheminement qui mène à la radicalisation : absence de perspective d’avenir, inégalités des chances au départ, rejet d’un capitalisme et d’une société de consommation effrénés, rôle des puissances occidentales dans les conflits au Moyen-Orient. La propagande djihadiste y est aussi démontée et la pièce, qui rejette un manichéisme tant seriné, ne verse pas dans la complaisance, si bien que le spectateur oscille constamment entre bienveillance et véritable incompréhension à l’égard de l’aspirant djihadiste.
Séparés par un océan de vues contraires, les deux protagonistes échangent d’abord des propos abrupts. Le dialogue semble ensuite s’instiller (« si on se parle, on évite que le sang coule »), avant que les digues ne cèdent derechef. Le polar se dévide alors tels des poupées russes, et les accents de sincérité finissent par s’estomper : les masques tombent, le huit clos se révèle étouffant et conduit à cette fin tragique qui sonne comme une mise en garde pour nos sociétés.
« C’est le portrait d‘une humanité à la dérive avec deux acteurs de ce monde qui sont à la fois deux bourreaux et deux victimes » résume l’auteur.
Pascal Keizer : « Cette bulle médiatique est une menace pour le théâtre »
A Avignon, il a fallu passer outre les premières réticences. « Le collège de la salle (où la pièce a été jouée) est une école catholique et refuse tout sujet qui traite de la religion » raconte le metteur en scène Jean-Michel Van Den Eeyden. « On a montré notre volonté de ne pas faire de sensationnalisme. L’interdiction a été levée, fort heureusement. On a quand même dû changer l’affiche car le collège de la salle ne veut pas que des armes y soient présentes (l’affiche initiale présentait une grenade dégoupillée en forme de cerveau, ndlr) ».
Avignon, toujours. Ecrite par l’auteur algérien Mohammed Kacimi à partir de verbatim publiés dans Libération, la pièce Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vie a pour sujet les dernières heures de la vie de Mohammed Merah. Proposée une première fois sans problème en novembre 2015 dans le cadre moins exposé du théâtre de la Loge à Paris, elle fut jouée à guichets fermés en juillet à la Manufacture, durant la première semaine du festival. Ce « pour ne pas la surexposer davantage », souligne Philippe Chamaux, directeur adjoint du CDN-Rouen et co-producteur.
Une association d’avocats de proches de victimes a demandé depuis Paris l’annulation (sans succès) de la dernière représentation, suscitant dans la foulée une vaste polémique médiatique et politique. « Il y a eu de très claires menaces de mort » déplore Philippe Chamaux.
Si « 80 professionnels » ont assisté à la pièce, elle « ne tourne pas » regrette t-il. Seul le CDN-Rouen, co-producteur donc, l’a programmée une semaine en décembre, suivie d’un débat.
« Il y a peu de place pour le débat. On est tout de suite dans la polémique »
« Ce qui est pour moi très grave » explique Pascal Keizer, directeur de la Manufacture, « c’est que cette bulle médiatique est une menace sur le théâtre. C’est un projet qui aurait dû être diffusé plus largement. Je pense qu’un certain nombre de théâtres, vu qu’il n’y a pas eu de réaction ferme au niveau des pouvoirs publics, n’ont peut-être pas voulu prendre le risque de programmer ce projet. Le spectacle n’est pas parfait, mais il mérite d’être programmé. Non, on ne nous dit pas clairement pourquoi. Ce sont par exemple des explications comme le décor est trop grand, etc… »
Régulièrement, la Manufacture met à l’affiche lors du festival d’Avignon des pièces traitant de ces problématiques. En 2005, « des Frères musulmans avaient tenté physiquement d’empêcher les représentations du spectacle Les confessions d’un musulman de mauvaise foi, de Slimane Benaïassa » se souvient Pascal Keizer.
« Plus qu’un problème avec l’islamisme radical, je dirais qu’il y a dans le théâtre français un problème sur le fait de traiter des sujets d’actualité (l’homophobie, le harcèlement, le terrorisme) parce que la société française est très clivée. Et cela s’emballe depuis deux, trois ans. Il y a peu de place pour le débat, on est tout de suite dans la polémique et une opposition. C’est blanc ou c’est noir » constate t-il.
Dominique Ziegler abonde. « Contrairement à la Belgique, j’ai constaté qu’en France, toute une classe politicienne surfe sur la peur, propose des solutions très simplistes et sécuritaires – je ne dis pas qu’il ne faut pas de sécurité ».
Jean-Michel Van Den Eeyden, metteur en scène de la Route du Levant, est de son côté moins catégorique. « Je crois qu’il y a une frilosité quasiment identique entre la France et la Belgique. Si je ne dirigeais pas l’Ancre (de Charleroi) et si je n’avais pas un accord avec le théâtre national (accord de coproduction avec la mise à disposition de l’acteur Jean-Paul Baudson pour les répétitions et les représentations), je ne suis pas certain que cela serait si différent qu’en France ».
La pièce tragico-comique Djihad, le contre-exemple
A contrario, Djihad, écrit par Ismaël Saidi et créé fin 2014, a connu un succès retentissant en Belgique, totalisant selon la RTBF 70 000 spectateurs (dont plus de 40 000 jeunes), avant d’être joué dans l’Hexagone. Sous-titrée « une odyssée tragi-comique de trois Bruxellois qui partent en Djihad », le prisme de l’humour choisi par le scénariste et dramaturge belge (qui termine actuellement l’écriture de la troisième et dernière partie de Djihad) explique peut-être l’accueil positif des théâtres.
« L’humour correspond un peu à notre ADN, mais je suis ouvert à tout » explique Frédéric Yana, co-directeur du théâtre des Feux de la Rampe à Paris où la pièce a été programmée pour la première fois en France. « Ce n’est pas non plus la pièce la plus drôle de l’histoire. On peut à la fois avoir Djihad, et à côté La Guerre des sexes, un spectacle de divertissement pur et dur qui contente également les spectateurs ».
Retour à Bruxelles où Dominique Ziegler a répondu à la première réaction véhémente, recueillant des applaudissements à la fin de son intervention : « Le commissariat est le seul endroit –avec le théâtre- où ce duel rhétorique peut avoir lieu, car cette confrontation de points de vue n’a jamais lieu autrement que par la violence. Marc Trévidic le dit aussi dans son livre (1), où il raconte avec le point de vue du juge cette difficulté de parler et de comprendre les motivations des terroristes. Si on ne les comprend pas, si on reste sur cette ligne vallsienne ou pseudo-républicaine et que l’on dit : c’est la civilisation contre la barbarie, c’est l’Etat immaculé et les méchantes crapules, le problème ne sera jamais réglé. Le théâtre et le polar permettent de casser ces tabous et d’aller plus loin dans la réflexion ».
Jean-Michel Van Den Eeyden : « J’ai vraiment l’impression que cette pièce trouvera plus son public dans une salle de classe qu’au théâtre »
Le débat s’adoucit par la suite, et le jeune public, contrairement aux générations plus âgées, se montre bien moins choqué par la fin. Jean-Michel Van Den Eeyden a établi la même observation, au cours des discussions suivant les représentations dans les écoles belges et suisses, où la pièce fait office d’outil pédagogique.
« Les rencontres ont été à chaque fois passionnantes. On sent un engouement, avec les profs aussi. C’est très troublant, j’ai vraiment l’impression, heureusement ou malheureusement, que cette pièce trouvera plus son public dans une salle de classe qu’au théâtre ».
Le théâtre, justement, va-t-il baisser les bras ? « On ne va certainement pas s’arrêter » assure Pascal Keizer, directeur de la Manufacture à Avignon. « On est en train de préparer la programmation de l’été prochain, et il y aura de nouveau des sujets liés à ces problèmes. Il faut le faire de manière intelligente et pas provocante ».
Tonalité similaire pour Dominique Ziegler : « Si le théâtre ne fait pas ce boulot d’investiguer les maux de la société, on va parler de quoi ? »
(1), Terroristes, les 7 piliers de la déraison (JC Lattès), une des sources d’information de Dominique Ziegler.