C’était des vacances à arpenter les cours des villes espagnoles et portugaises.
C’était des vacances à couper les mails à couper les réseaux à couper tout court
C’était des vacances pour, finalement se retrouver face à soi : « Tu cours ? »
C’était un samedi matin, à Lisbonne, à déambuler vers le musée Coleçao Berardo
A apercevoir un grand village expo
Et des coureurs
Avec des dossards
« Tu veux courir ? » qu’elle me fait ma sœur
La bonne blague, je lui fais
Je ne comprends pas trop ce qu’il se passe
Depuis six mois
Après le GRP, après les France de trail, puis trois mois sans courir à sillonner le Royaume-Uni
Pour en comprendre le Brexit
La compétition ne fait plus sens
Mais vraiment plus
L’entraînement même ne fait plus sens
Mais vraiment plus
Courir marcher rouler la montagne
Ça oui
Sans séances sens contraires sang montre donc cent traces Strava fantômes mais du coup l’effort se dilue t-il s’il n’y a pas personne pour le liker ? mais mais mais
Rattrapé par des années de compétition : oui oui oui oui la petite flamme brûle encore
Toute l’après-midi.
Et si et si et si ?
Mais de toute façon il n’y a plus de dossards depuis une semaine
Réveillé le dimanche matin à 6 heures comme à la belle époque
Au taquet et motivé et excité
Il est 8 heures maintenant le coup de pistolet est dans 3 heures et j’ai envie d’y être maintenant
Sur la ligne de départ de ressentir physiquement cette adrénaline
Mais pourquoi je la ressens d’ailleurs ?
Ça m’avait manqué ou bien?
En fait il y a toujours des gens inscrits qui ne viennent pas
A 19 heures la veille de la course nous avions pris deux dossards
« Tu avais un grand sourire » elle m’avait dit ma sœur quand la jolie fille des dossards nous avait dit que c’était bon
Un sourire intranquille comme dirait l’écrivain portugais Fernando Pessoa
Comme si c’était la dernière course de ta vie on s’était marrés la veille
Comment vais-je réagir quand j’y serais plongé?
H – 1h10, à écrire portable en main derrière des toilettes préfabriquées
Un petit bout d’ombre un petit vent frais un petit tremblement quand le grand train vibre sous le macadam du grand du très grand ponte 25 abril
Derrière les chiottes et devant la statue du Christ-Roi
Qui tend les bras grands ouverts
Perché sur un grand pilier
Alléluia
Et priez pour ces femmes noires qui récoltent ce dimanche sous le cagnard des bouts de menthe pendant que d’autres raquent 40 boules
Ou 65
Pour se prendre en photo à la sortie de la gare devant le groupe qui joue de la musique
Dans le bus bondé pour se rendre à la gare bondée, on s’était mis à parler avec un Portugais
Qui vit à Paris
Il court uniquement les 20 km de Paris et le semi de Lisbonne
C’est la sixième fois qu’il vient avec sa femme qui fait le 10
Pourquoi vous revenez ? « Vous allez voir »
Dix minutes plus tard Carlos montre son bras gauche
Le Tage apparaît
A une fenêtre du train
Les maisons blanches
Le fantôme sculpté de Vasco
Et l’immensité du Tage, donc
Ses poils se dressent
Il ne pourrait pas dire ce qu’il ressent
C’est physique et c’est comme ça
Je voudrais faire 1h40 il me dit Carlos
Je me demandais si on allait parler chrono
Oui c’est venu mais après vingt bonnes minutes
Ah ça non je ne suis pas préparé je n’ai pas couru depuis trois semaines mais on marche plus de vingt kilomètres par jour mais on mange et on boit pas mal aussi mais je vais le faire au taquet ce 10 km
Et ça gagne en combien le 10 bornes au fait je lui demande quand même
Haha je ne peux pas m’empêcher
Au fait le semi il est en mars d’habitude
Le Covid l’a fait déplacer
Il y a vraiment un hasard ??
35 000 coureurs et pas de sas de départ
« Premiers arrivés premiers servis » elle s’était marrée hier la jolie fille des dossards
Moutons coureurs
Dont je fais partie
A arriver tôt
Sur la ligne
Pour être placé
Sur la ligne
Bien placé pour faire quoi ?
Et le cœur qui palpite déjà, excité
Mais excité par quoi?
Alléluia
Non non chère sœur je n’ai pas de chaussures carbones
Je me fossilise?
Mais par contre regarde comment mes quadris saillent
Sous le short
Et regarde cette tenue de gala
Chaussettes chaussures légères
Qui vont me flinguer les mollets car je ne les ai pas mises depuis depuis depuis combien de temps déjà ?
Et regarde
Et ces deux bouts de PQ
Dans la poche du short
Au cas où
Pour mon ventre
Qui crépite
J’écris
Comme Joseph
Ponthus
Oh bordel
Comme dirait
Ma coach qui ne me coache plus puisque je ne m’entraîne plus
La veille quand je lui ai dit
Que ma sœur m’avait engrainé
Dans
Cette
Course
C’est quoi une course
Au fait ?
Oh
Bordel bordel bordel bordel
H-1
Et j’ai diablement envie
De
Me
La coller
De
Sentir
La
Douleur
Du
Corps
Et
Faire
Courir
Le
Cerveau
Pour qu’il
Arrête
D’écrire d’écrire et d’écrire
A droite, une meuf au tel et clope au bec
H – 0,5
Bon
D’accord
A gauche
Une rangée de types en tenue « Prosegur » reculent d’un mètre
Et la rubalise blanche qui s’ouvrira pour nous lâcher vers le départ
Recule
Aussi
La plèbe de coureurs
Suit
D’une gloutonnerie moutonnière
Je regarde les allures des gens
Ça doit courir en une heure
Voire plus
Une vielle avec un sac
Des gens
Pas affûtés
Bon
D’accord
On ne bouge pas
Avec ma sœur
Pas encore
Un homme au chapeau
Lunette de soleil de ville
Et son sac de la course
Sur le dos
Même pas de chaussures de course
A suivre
La ligne qui recule
Pour être
Devant
Bon
D’accord
Faites-vous
Les gars
Cramés le cerveau
Au soleil
Et les neurones
Aussi
J’attends
A l’ombre
Avant de
Débrancher les fils
Et si c’était la dernière course de la vie ?
Nos mains avaient imagé deux fils qui se débranchent de la cervelle
Pour tout lâcher
Alors que les oreilles
Qui écoutent la musique
Qui tabasse
Qui sur la ligne
Attendent
Le grand départ
Sans échauff
A balle
Comme si c’était
La dernière
D’un néo-trentenaire
Grabataire
Et moi maintenant
En première ligne
Du 10 k aime
A suivre
La rubalise
Qui recule
Ils en pensent quoi
D’ailleurs
Les types « Prosegur » de la sécurité privée
Alignés
Et qui se fondent
Par dizaines
Et par dizaines
Dans le peloton
Ils ont fini leur boulot
Ils avaient des matricules
Nom prénom numéro
Ils en pensent quoi ?
Doigt sur le poignet
Machinal
Pour actionner une montre
Que je n’ai pas
Que je n’ai plus
Les jambes qui moulinent sur le Tage
Et les yeux « voltent face »
J’imagine les bras de Carlos qui galopent de frissons
Sur la droite, les immenses bras armés des porte-conteneurs, genre de grands hameçons qui pèchent ou envoient leur cargaison au fin fond de la planète
Sur la gauche, le monument dédié à Vasco de Gama qui commémore son départ
Et sa découverte des Indes
Le 8 juillet 1497
Bélem
« Bethléem » en Portugais
Un temps où le Portugal était maître du commerce le plus étendu du monde
Qui découvre quoi, aujourd’hui ?
Au loin la ligne d’horizon, et le ciel bleu pur
Le cercle de pollution qui encadrait Lisbonne s’est dilué dans le cosmos, ce dimanche
Seul, devant, au cul de la voiture ouvreuse
Et son chrono qui défile
J’imagine, sans trop me tromper, à quel kilomètre j’en suis dans la course
Puisqu’il n’y a pas de panneau qui l’indique
Les kilomètres les temps les allures les moyennes les projections sont
Ancrés en moi
Encore
Pour
Toujours ?
Très vite, sécheresse de la bouche et macadam brûlant
Soif soif soif et re soif
Je ne serais pas en tête, peut-être bien que je m’arrêterais
Devant le van
Que je passe à un kilomètre de l’arrivée
Sourire pour la photo, en passant la banderole et l’arche
Je m’esquive vite pour aller voir de plus près les lignes du monastère des Jéronimos
Mais un bras me rattrape
J’obéis
Petit carré VIP mais je ne peux pas entrer dans la tente VIP du carré VIP où ça mange et où ça boit
Cravatés
J’attends le podium
Je monte sur la passerelle, du coup. Et je vois
Des coureurs qui
Arrivent
Des coureurs qui
Défilent
A la ligne
Les trois premiers hommes
Les trois premières femmes
Sont assis sous des parasols
Le regard vague
Comme vide
Survet des pieds à la tête
Sous le cagnard
Des Kenyans
Ou des Ethiopiens
Qui s’en soucie ?
Et pourquoi accoler leur nationalité ?
Visages sculptés de pierres
Visages fermés
Alignés sur le podium
A quoi pensent-ils, là, tout de suite, au fond d’eux-mêmes
Encadrés par trois demoiselles
Bien bronzées, bien maquillés, tops « EDP » couleurs pétaradantes
Et sourires
Factices
Kenneth Kiprop Renju
Huseyidin Mohamed Esa
Elvis Kipchoge Cheboi
Tsehay Gemechu Beyan
Brigid Jepchirchir Kosgei
Gotytom Gebreslase Teklezgi
En face clics clics des photographes et applaudissements
Dix minutes plus tard, couronnes d’oliviers
Pour le podium des 10 km
Je loupe ma sœur
Qui vient d’arriver
Photos, aussi, bribes d’applaudissements, aussi
33’19’’ à plus de trois minutes
De mon record
C’est accessoire ou
C’est
Essentiel ?
33’19’’ le vainqueur du semi avait déjà fait presque
12 kilomètres, en 33 minutes et 19 secondes
Ça veut dire quoi ?
Certains courent pour la vie
Certains pour la survie
Et d’autres pour quêter
Un menu sens
A la vie
Au pied du monastère des Jéronimos
Epargné par le tremblement de terre de 1755
Un siècle de travaux
Et, 150 ans après sa construction
Des milliers de gens assis sur la pelouse
A sentir la douce chaleur s’emparer de l’être après la course
C’est quoi
Une course ?
Et qui lève les yeux pour s’enivrer de ce chef d’œuvre de l’art manuélin
De ces détails foisonnants pour nos petits cœurs égothiques qui enchaînons les selfies depuis une heure
C’est important ?
Ou pas ?
A l’intérieur du monastère la pierre tombale de Fernando Pessoa, père de l’intranquillité et arpenteur invétéré des paysages lisboètes
Au loin le murmure du ponte du 25 Abril bourdonnant
Les voitures y cavalent de nouveau
Je me souviens que j’avais très vite doublé des retardataires du semi-marathon, parti trente minutes plus tôt
Qui marchaient sur le pont
Ils avaient payé 65 balles pour profiter au maximum du seul jour de l’année où l’ouvrage est réservé aux coureurs ?
Dans le train
A midi passé
Pour aller respirer l’âme de Lisbonne
Des ouvriers gilets jaunes chassent les traces de la course
Déjà
Bouchons de bouteilles d’eau
Alignés
Sur un bout de
Trottoir
Dont le mien
Peut-être
Je ne sais plus si j’ai gardé la bouteille jusqu’à l’arrivée, ou si je l’ai jeté
Avant
Sur le parcours
C’est important ?
Ou pas ?
Pessoa écrit
« Seules les sensations infimes, causées par des choses minuscules, me font vivre intensément. La cause en est peut-être mon amour du futile. Ou bien mon souci extrême du détail ».
Poing
A la ligne
A lire
-Jospeh Ponthus, A la ligne. Feuillets d’usine, Editions La Table Ronde.
https://www.editionslatableronde.fr/a-la-ligne/9782710389668
Merci à Glen pour ce précieux conseil de lecture.
-Martin de la Soudière, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Petite Bibliothèque Payot
https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/arpenter-le-paysage-9782228929721
(La citation de Fernando Pessoa en est tirée).