Avec le frangin, nous avons début septembre parcouru le GR10 sur 115 kilomètres, entre Cauterets et Saint-Lary-Soulan. Quatre jours et demi hors du temps.
Le silence de la montagne. Le bruit des ruisseaux. Le tumulte des cascades. La concentration extrême lors de l’ascension du Petit Vignemale. La beauté d’un lever du soleil au col de l’Estoudou. La majesté des paysages. La puissance de la nature sur l’être humain. Le corps qui grince. Le corps qui hurle. Le corps qui s’adapte. Le partage le soir au refuge.
Récit de l’étape 3, mardi 11 septembre, entre le gîte de Saugué et le gîte de l’Oasis à Barèges. 8h47’40’’, 31,1 km. 1 530 D+ ; 1 690 D-.
Somptueux départ alors que le soleil entame, timidement, son réveil. Dans les oreilles, le tranquille flot du gave nous berce, moucheté par le chant des grillons, déjà éveillés. Les vaches paissent placidement pendant que nous passons, le cœur haletant, redoutant une seconde attaque !
Col de Suberpeyre (1 725 m). Les pupilles s’enivrent. Face à nous, caché derrière la montagne, le soleil se dresse. Subitement, en quelques secondes, il domine la montagne et éclaire Gavarnie, les cimes qui environnent Luz-Saint-Sauveur et les contreforts du col des Tentes.
Passé la vaste croupe de Pouay-Boucou (1 874 m), s’amorce ensuite l’agréable descente vers la grange de Bué (1 482 m), au cœur de la sapinière éponyme, où le théâtre d’ombres et lumières reprend : les rayons du soleil distillent une lumière flavescente sur les feuillages et notre ombre nous devance d’une dizaine de mètres sur l’arbre. Sommes-nous en avance sur nous-mêmes ? Notre chemin est-il déjà tout tracé ?
Après Timbareilles et le pont de Balis, on emprunte la rive gauche du gave de Lestrède, qui s’ébroue dans un retentissement infernal. Des kilomètres qui précèdent la première partie de notre périple sur le macadam, au niveau de la centrale de Pragnères, mise en service en 1954 et alimentée par les eaux de la Néouvielle.
On croise un Grdiste québécois, qui n’a pas vu un pommeau de douche depuis une bonne semaine, et demeure interdit devant la beauté des lieux traversés. « On est gâtés, ici » s’exclame t-il (prononcez avec l’accent).
Le soleil cogne fort, le corps grince comme une lourde porte rouillée, les muscles hurlent dans l’abrupte pente qui nous mène à la croix de Sia (1 025 m).
On traverse différentes phases, sur de telles randonnées : le doute premier, lié à l’ivresse de l’aventure à laquelle on va s’atteler ; puis les effluves euphorisants de la marche au coeur des éléments ; la concentration extrême lorsqu’affleure le danger ; le doute qui assaille, derechef, lorsque les douleurs se font jour, puis de plus en plus pressantes, jusqu’à se demander si on va bien pouvoir aller au bout nonobstant ces aléas.
Comme sur le Tour de France, il n’y a pas d’étapes faciles !
On parvient toutefois à Saint-Sauveur par-delà la promenade aménagée le long du Riu d’Agnouède, ponctué par les cascades du Mensongé, dérivé du patois “Mensounyè” qui signifie “menteur”. Le Mensongé est ainsi nommé car son débit peut varier subitement.
La faim (la fin, susurre parfois l’inconscient) tiraille. Le sang qui débite habituellement ses nutriments aux muscles est comme un ruisseau asséché. Saint-Sauveur est une ville fantôme. Une demi-heure de plus pour rallier Luz. Je pars en repérage. Mais, à 13 heures passés, portes closes devant et les boulangeries et les commerces…Quel bonheur, toutefois, d’arpenter les rues délesté d’un sac de dix kilos et quelques !
Demeure une salvatrice pizzeria, avalée avec joie. L’air las, le tenancier n’est visiblement pas un farouche cuisinier, mais c’est diablement bon. A moins que mes sens gustatifs ne soient altérés ? Et les papilles incapables de discernement ? Comme si le corps n’avait qu’un seul et unique désir : se sustenter pour ne pas choir.
Dûment rassasiés, l’après-midi débute par la montée sèche vers le château Sainte-Marie. Elle précède quelques kilomètres sans intérêt, où le randonneur coupe à deux reprises la route qui s’élève vers le Tourmalet.
Le topoguide racontait une étape plate comme un œuf, ou presque. Note, pour plus tard : comme sur le Tour de France, il n’y a pas d’étapes faciles !
L’Eglise de Viella puis les villages de Sers et Saint-Justin sont atteints après un effort violent, où c’est le mental qui semble oxygéner des muscles en proie à l’acide lactique.
On marche avec les mains. On veille à boire tous les vingt minutes, tant la chaleur nous déshydrate.
Mais le rythme est bon et les temps officiels de passage outrepassés d’une bonne heure. Tant mieux, on sera plus vite au gîte !
Nos yeux consomment le sel de l’existence
C’est curieux l’esprit humain, parfois. On est venus pour marcher en osmose avec la nature, dans l’instant présent. Alors pourquoi le cerveau songe t-il au saucisson qui l’attend le soir, accoudé à une bonne table ? Pourquoi se languit-il d’un bon lit ?
C’est comme le marathon : on se demande ce qu’on fout là, planté au 37e kilomètre, mais on en redemande trois heures plus tard.
Pourquoi se faire autant mal, alors qu’un quatre roues motorisé pourrait nous conduire si facilement ? Peut-être, sans doute, parce que le transport par le corps est inscrit dans nos gênes. Pour goûter, telle la sublime vue depuis Saint-Justin, aux paysages qui nous entoure, auxquels, souvent, on ne prête pas attention, accaparés que nous sommes par un quotidien effréné.
Là, aveugles aux injonctions consuméristes (des fast-foods nauséeux aux achats sans cesse renouvelés de smartphones derniers cris) nos yeux consomment le sel de l’existence. Et si l’on consume quelque chose, c’est davantage nos jambes que le gros globe qui tourne autour du soleil…
Les cuisses sont telles deux poteaux de buts de foot : inflexibles. Arrivée au gîte de l’Oasis à Barèges, sise dans la vallée encaissée du Bastan et lieu de la plus haute station thermale de France, descendre les escaliers est un vrai supplice, même après la si revigorante douche.
Le gardien de but, qui tente vaillamment de soutenir ses poteaux, est aux abois. Va-t-on pouvoir repartir le lendemain matin ?
L’esprit dribble ces pensées, et le repas arrive à point nommé. Attablés avec un groupe de retraités britannique, la pelote des chemins de vie serpente à travers les assiettes. Autour d’une onctueuse et réconfortante soupe, notre acolyte originaire de Bristol nous propose un premier verre de rouge. La pièce est dans le Jukebox…
Surprise ! Les Anglais abdiqueront sur les coups de 22 heures. Dommage, nous étions lancés !
Récit de l’étape 1 : L’inconnue et l’excitation en bandoulière.
Récit de l’étape 2 : On peut se parler entre êtres humains.
Récit de l’étape 4 : Rouler, c’est tricher.
Récit de l’étape 5: Plongée dans les abîmes.
Portfolio : le GR10, le temps suspendu.