Aude Lancelin dévoile les coulisses d’un journalisme inféodé aux puissances économiques et politiques dans Le Monde Libre, charge explosive couronnée par le prix Renaudot en 2016 (essai). L’ancienne rédactrice en chef adjointe de l’Obs raconte son licenciement politique, un an avant la présidentielle 2017.
« Tu verras ce que l’on gagne à vouloir vivre libre ». Aude Lancelin a vu. Elle a vu que la liberté pouvait mener au licenciement politique dans la France des médias du XXIe siècle. La citation d’Alphonse Daudet, tiré de sa nouvelle La chèvre de Monsieur Seguin, figure en exergue de son essai, en guise d’avertissement pour la suite.
« Le Monde libre » est, ça ne s’invente pas, la holding qui détient le groupe Le Monde, groupe de presse composé du journal fondé par Hubert Beuve-Méry, ou de l’hebdo L’Obs, jadis journal-phare-de-la-gauche.
Le Monde libre est, désormais, le titre d’un essai qui dépeint, au vitriol, ce qui se tapit dans les coulisses des pouvoirs médiatique, politique et économique. Le lecteur côtoie un magnat de la presse (« l’ogre des télécoms », à savoir Xavier Niel patron de Free et jamais nommément cité), et moult poids lourds des médias (Laurent Môquet, alias Laurent Joffrin ou Claude Rossignel, alias Claude Perdriel). Le Monde libre, version actualisée des Nouveaux chiens de garde…
Aude Lancelin est entrée en 1999, au service culture du Nouvel Observateur. Pardon, « L’obsolète » tel que la journaliste s’amuse à le rebaptiser.
Orwell nous avait prévenus
Elle y décrit un maelström d’influences, de compromissions et pressions de dirigeants eux-mêmes sous la coupe d’intellectuels ou de pseudos intellectuels (Finkielkraut, BHL), dans un contexte où la pensée réactionnaire se fait hégémonique…et où, en contrepoint, la pensée de dite « de gauche » s’effondre.
Et où, au sein même d’un journal qui, sur le papier, est censé défendre des « valeurs », un climat délétère s’y manifeste. A l’instar de la violence subit par Lancelin dans la foulée d’un papier qui met à l’index l’imposture Bernard-Henri Levy et son fameux et inexistant Jean-Baptiste Botul.
Placardisée après cet épisode, s’ensuit un intermède de trois ans à Marianne, pas plus reluisant. « A peu de choses près, les mêmes pharisiens, soumis aux mêmes maîtres, chargés de veiller à peu de chose près sur les mêmes vérités, y régnaient aussi inflexiblement ».
Début 2014, Lancelin est nommée, elle-même un brin surprise, rédactrice en chef adjointe de L’Obs. (La reprise) du Le début de la fin.
Double dissection
Elle raconte alors de sa plume au scalpel la dissection d’un double crâne, et du journalisme, et de la gauche, à l’état de « coma dépassée ». Où les concepts de « social-démocratie », de « République » et de « démocratie » sont vidés de leur sens. Et obéissent désormais au langage de la « double pensée », cher à Orwell, qui nous avait pourtant prévenus.
« Assurer deux choses totalement contradictoires, et croire en même temps aux deux, avec la même conviction. Asséner avec force une idée, tout en appliquant exactement l’idée contraire, sans remarquer le moins du monde le problème » rappelle Lancelin.
Au niveau politique, Manuel Valls en représente l’acmé.
Au niveau journalistique, « L’Obsolète » n’est pas loin de l’égaler.
Ne devait-il pas être du côté « des pauvres et des opprimés » selon le mot de son directeur de rédaction Laurent Môquet, qui se perd dans d’abyssales contradictions ? « Une phrase qu’on ne se lassait pas de relire sans parvenir à trouver un seul exemple concret, une seule lutte ouvrière des vingt dernières années, susceptible de l’étayer » assène Lancelin.
L’économie de marché est le meilleur des systèmes, la charte à signer
Autre exemple ?
« Une journaliste notoirement douée s’était-elle trouvée dans le viseur du PDG de l’Obsolète. Alerté par certains de ses papiers, qui semblaient témoigner d’une certaine lucidité à l’égard du scénario de la mondialisation heureuse encore vanté par les aruspices officiels, Claude Rossignel avait imaginé lui faire signer, avant de la recruter définitivement, une sorte de document où elle s’engagerait à tenir l’économie de marché pour le « meilleur des systèmes » (….)
Une chose n’avait pas changé toutefois en quarante ans, c’était la volonté de s’introduire dans les consciences pour prévenir les opinions coupables, déceler le chancèlement des croyances et traquer les relaps. Un procédé de nature pour le moins stalinienne qui ne laissait pas d’amuser chez ces intransigeants démocrates, défenseurs constamment sur le qui-vive d’un Monde libre qui avait pourtant triomphé de longue date ».
Le féroce pamphlet, qui se lit comme un roman mais qui n’en est pas un, malheureusement, est peuplé de ce genre d’anecdotes, qui finissent par dessiner un tableau d’une gauche et d’un journalisme lézardés en tous points.
« Soit tu te plies, soit je te casse » : le management du 21e siècle
Sommes-nous tous voués à finir comme l’ancien directeur du personnel d’un centre d’appel de l’opérateur Free le clamait ? « Tous les licenciements agressifs sont des exemples. Ils instillent une instabilité, une précarité qui rend les gens dociles. A force, les gens deviennent passifs et malléables ».
L’enquête dévoilée dans l’une des rares publications encore indépendantes, Politis, n’avait pas trouvé d’écho dans le reste de la presse. « Soit tu te plies, soit je te casse » avait assuré le repenti, jadis digne représentant du management du nouveau monde à l’une de ses salariées.
Aude Lancelin a refusé de plier. On se demande comment, face à cette amoncellement de violence, elle a pu a pu tenir « dans la lutte éternelle contre l’écrasement de l’esprit ».
Mais l’ardente défenseuse des mots et d’une pensée complexe a été cassée, finalement. Sans se renier. « Capituler, c’eût été mourir intérieurement ». Sa plume érudite est un moyen de résister à l’« ogre des Télécoms » et à ces médias captés par quelques tycoons milliardaires obnubilés par leur surpuissance financière et leur pouvoir, et qui n’embrassent aucunement la cause d’un journalisme de qualité et indépendant, principes pourtant fièrement exhibés fièrement à longueur de plateaux télé.
La lutte sera longue, mais tant que des journalistes, accompagnés par des lecteurs et lectrices, des jurys tels que le Renaudot et des éditeurs comme « Les liens qui libèrent » y prendront courageusement part, l’affranchie chèvre de Monsieur Seguin finira, espérons-le, par échapper aux féroces canines de l’Ogre des télécoms et ses acolytes, véritables loups pour l’homme…
Aude Lancelin, Le Monde libre, Editions Les liens qui libèrent.