L’auteure nippone Ryoko Sekiguchi propose une précieuse et lumineuse réflexion sur les produits et leur saisonnalité.
Au manoir Hovey, à Sherbrook au Québec sur les bords du lac Mississippi, le chef Francis Wolf laissent les pommes geler, puis dégeler, avant de les cueillir et de le travailler pour proposer, en juillet, un plat de « pommes hivernales ».
Mitsuo Fujinaga aura-t-il l’heur d’y humer ses lèvres ? « Mademoiselle, je suis beaucoup plus âgé que vous, et je ne sais pas si je pourrai encore goûter ce légume l’année prochaine ». C’est ce que le chef du bistrot populaire Kyusho à Tokyo avait répondu à l’écrivaine nippone Ryoko Sekiguchi, qui s’étonnait de retrouver dans son assiette des légumes qui ne semblaient plus de saison.
Cette réplique marque le point de départ de Nagori, petit livre par la taille, mais grand par la réflexion à laquelle il nous invite.
« Une saison contient une vie entière »
Ryoko Sekiguchi dessille notre cécité sur le rapport à la saison. Au Japon, il n’y a pas quatre, mais 24, voire 72 saisons. Et une saison n’est pas linéaire. « Une saison contient une vie entière ». Les pommes hivernales que vous dégusterez au manoir Hovey auront une saveur singulière, d’une lumineuse intensité : elles auront vécu « une vraie vie de pomme ».
Ces pommes ont traversé les trois temporalités que les Japonais expriment pour raconter l’état d’une saisonnalité d’un aliment : hashiri, sakari, et nagori. Primeur, pleine-saison, et nagori, « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », ou les traces chatoyantes sur le sable fin que les vagues laissent lorsqu’elles se retirent du littoral.
Rapporté à l’art culinaire, guidé par l’inspiration du chef (et notre propre créativité, lorsque nous cuisinons), cet état d’esprit permet de se laisser surprendre par l’accord inopiné d’aliments qui s’aimantent à des moments différents de leur vie. Le propre de la bonne chère est de nous plonger dans cette « complexité de la saison », dit Ryoko Sekiguchi.
Inéluctable mélancolie de la chose quittée
Nous buvons cette quiétude de l’instant présent. Dans le même temps s’exhale en nous la vague sensation d’une nostalgie pour une chose qui nous dit au revoir et que nous raccompagnions du regard, comme les Japonais qui vous escortent et vous attendent sur le seuil de la porte jusqu’à ce que votre silhouette se soit pleinement dissipée (c’est l’omiokuri).
Inéluctable mélancolie de la chose quittée, presque délaissée, que nous ne sommes pas assurés de retrouver l’année suivante, à l’instar des légumes du chef Mitsuo Fujinaga mais que, si nous avons la chance d’être en vie, ce qui fait son charme, nous goûterons sous une forme renouvelée et avec l’enchantement de l’enfant.
Nagori, La nostalgie d’une saison qui s’en va. Editions POL.