Liverpool : carnets de finale

La fièvre du samedi soir

Il est 14 heures, ce samedi 28 mai. La finale de la Ligue des Champions est dans six heures. Un long murmure festif s’élève de Lime Street. La gare recrache des centaines de voyageurs en provenance de Londres. Les maillots rouges sont omniprésents, les canettes de bière bon marché aussi, serrées dans les mains, déjà. L’excitation et les décibels grimpent à mesure que l’après-midi défile. Elle défile vite, pour certains.

Il est 18 heures et sur Ranelagh Street, les pubs crachent les tubes, repris par les fans à s’en faire exploser le ciboulot. « WNWA » devant The Midland Liverpool, « Allez allez allez », quelques mètres plus haut, face aux vitres de The Irish House, qui goûte l’arôme rosé des fumis, avant l’ode à Mo Salah. Les trottoirs et les bords de rue ne résistent pas à la fièvre : éthylotests positifs pour eux aussi, noyés sous les cadavres des breuvages.  

Il est 19 heures et des centaines verront le match avec des yeux floutés.

Deux policiers sont alpagués par des gens bourrés. Regards désemparés, l’air de dire ça va être long et c’est déjà long. Des ouvriers gilets orange sur le dos s’attèlent à une œuvre sisyphéenne : attaquer la pile de déchets et placer un grand gobelet vide dans une poubelle quand deux autres volent au même moment à deux mètres de leurs pieds.

Plus loin, entre Fleet Street et Bold Street, deux autres policiers rient avec des passants. Ils n’ont pas de casque. Seule armure visible : l’amoncellement de déchets qui empiète la route et provoque quelques figures de patinage. Un type de Blackpool fan d’Arsenal mais supporter de Liverpool pour un soir, pose devant. « It’s disgusting ! It’s disguting ! »

A des centaines de kilomètres, du côté de Paris, les 20 000 fans des Reds, certains très jeunes, d’autres très vieux,  découvrent l’accueil au pepper spray et au tear gas, qui patientent des heures aux portes du Stade de France dans l’immense goulot d’étranglement créé sur mesure par les autorités françaises. 

Il est 20 heures, à Liverpool, et cette inconséquence n’a pas encore traversé la Manche. L’écho des Beatles résonne encore dans Mattew Street, antre du Cavern Club. Les pieds agrippent le bitume, magma de bris de bouteilles, de liquides collant qui dégueulent, de bouts de carton de pizza car oui, il faut quand même manger, un peu.

La ferveur gronde. Une odeur de cramé brûle les narines : un fumi rose se consume.

Les corps s’époumonent dans une chorégraphie bigarrée. Et si le foot n’était qu’un prétexte ?

Une demi-heure de marche, par-delà Islington Street. Le match est projeté dans une salle attenante à la Mosquée Abdullah Quilliam Society, où chacun est accueilli avec chaleur.

Le coup d’envoi est décalé de trente minutes. « Des fans sont arrivés en retard » ment, déjà, l’incrustation sur l’écran, téléguidée par l’UEFA. Ça laisse au moins le temps d’aller acheter un sandwich insipide à 2,50 livres au Tesco du coin – le barbecue collectif, à la mosquée, s’est terminé un peu avant.

Match. Jus de mangue et petits gâteaux. Les femmes sur la droite ; les hommes sur la gauche. « Une question de respect » sourit l’affable hôte. Les cris des gamins encouragent les Reds, qui font le forcing dans les toutes dernières minutes. L’excitation est beaucoup plus mesurée que dans tous les pubs de la ville.

Au fond de la salle, les cultures se parlent. Le match se regarde de loin, les rires se brisent, parfois, sur une franche occasion et la discussion dévie, ouverte et sans tabou aucun, sur la religion. Et si le foot n’était qu’un prétexte ?

Ne plus se réveiller

Au coup de sifflet final, une entaille au plus profond de l’être. Madrid l’emporte 1-0. Le deuil éclipse la longue euphorie de la journée. « Fuck, fuck, fuck », s’entend un peu partout, qui traverse un virage à l’aveugle et manque de se faire engloutir par un taxi, qui refait le match avec un pote, qui au bout du fil avec on ne sait qui.

Il y a ceux qui rentrent chez eux. Il y a ceux qui mangent, pour éponger. Il y a ceux qui boivent, encore, toujours, pour oublier.

A mesure que les pas guident de nouveau vers le centre grandissent les queues devant des pizzerias bons marchés, Fat Burger ou Burger King. Adossés à des vitrines, du côté du St-John-Centre, des gens gobent un MacDo.

Des yeux hagards fixent une ligne droite imaginaire. Ils tentent plutôt. Leurs pieds les trahissent, parfois. Ils se reprennent, dans une danse comme apprise depuis le plus jeune âge.

Pour d’autres, la gigue est moins fluide et les pas moins harmonieux. Ils marchent comme s’ils avaient de grandes échasses, mais ils n’ont pas de grandes échasses – leur foie aimerait, pourtant.

Les mouettes, elles, n’en ont cure, qui chantent dans la nuit.

Mattew Street tonitrue. Les bars crachent leur musique, ça se trémousse dans des clubs, un verre ou une clope à la main. Des vigiles empoignent quelques cols, des policiers se glissent entre deux petits groupes pour calmer les ardeurs. Des bris de bouteilles craquent sous les semelles des chaussures qui collent toujours au sol, et un peu plus que deux heures avant. L’atmosphère reste festive mais un peu moins bon enfant. Les âmes sont douchées.

Une employée d’un bar joue du balai : l’odeur qui sourd de la pile de bouteilles, de verres et d’énigmatiques déchets vrille les narines.

Les derniers trains ne peuvent ingurgiter le flot de Liverpuldiens. Long retour à pied, à longer les docks. Le port de Liverpool et ses milliers de containers vit la nuit. L’esprit des fans aimerait ne surtout pas se réveiller, oh non surtout pas, dans quelques heures, ce dimanche matin.

Les mots frappent

L’immense drapeau se déploie sur The Strand, au lendemain de la finale. « The Sun n’est pas le bienvenue, ici ».

En 1989, Liverpool défie Nottingham Forrest, au stade Hillsborough, à Sheffield. Demi-finale de la coupe d’Angleterre. Des milliers de Scousers (les gens de Liverpool, à l’incomparable accent), dont certains n’ont pas de ticket, sont retardés par des embouteillages. La demande de décaler le coup d’envoi est refusé. Quand ces fans sont autorisés à rentrer dans l’enceinte alors que le match a déjà débuté, l’allégresse enfiévrée et familiale les précipite vers le centre de la tribune Leppings Lane, déjà bondée. 96 supporters, dont des enfants, meurent écrasés et piétinés contre les grilles. 97 vies emportées, depuis le décès en 2021 d’Andrew Devine, dont les lésions au cerveau étaient irréversibles.

Quelques jours plus tard, le tabloïd The Sun titre : « The Truth ». En dessous : « des fans (de Liverpool) ont uriné sur de braves policiers » (qui tentaient de ranimer des victimes), « des fans ont fait les poches des victimes » ; « des fans ont empêché les secours de faire du bouche à bouche sur les victimes »

The Sun est un tabloïd banni de nombreuses échoppes de la ville depuis ces mensonges éhontés.

En janvier dernier, les larmes coulaient sur les joues des Scousers interviewés, près du mémorial d’Hillsborough qui jouxte Anflied. C’était à l’occasion d’un reportage sur la série « Anne », qui venait d’être diffusée en janvier sur Itv. Elle racontait le parcours d’Anne Williams, dont l’âme de Kevin Daniel, son fils de 15 ans, repose à Hillsborough. Anne s’est battu toute sa vie pour que justice soit rendue, aux côtés de groupes de victimes. Son mari Steve a quitté le domicile conjugal, la quête de vérité était devenue obsessionnelle. Anne a été emportée par un cancer, en 2013.

Le dévoué et interminable combat a abouti aux conclusions du rapport indépendant qui dira, enfin, en 2012, les manquements béants de la police ; et qui dira, aussi, que 47 fans auraient pu être sauvés.

« 30 000 à 40 000 fans Britanniques sans billet ou avec des faux billets » a clamé samedi soir Gérald Darmanin sur Twitter, pour justifier du chaos en amont du match. 33 ans après Hillsborough, les cicatrices qui n’ont pas cicatrisés sont rouvertes.  

Les mots boxent le cœur plus sûrement que l’impact d’un vrai uppercut.

Qu’ont-ils fait, les Scousers, pour mériter pareil traitement ? Qu’ont-ils fait pour être constamment insultés au plus profond de leur chair ?

Sur The Strand, un très joyeux « Fuck the Sun » est entonné, au milieu des centaines de milliers de locaux qui attendent la parade, ce dimanche après-midi.

Les immortels oiseaux veilleurs

Il n’y aura pas de quadruplé. Liverpool a perdu le championnat et la Ligue des Champions. Liverpool a gagné deux Coupes. Mais combien sont-ils à assister, ensemble, à la « Liverpool Victory Parade » en cette fin de dimanche après-midi ?

Sur The Strand, grande avenue qui borde l’immense Mersey qui s’apprête à se déverser dans la mer d’Irlande, les trottinettes des tous jeunes bambins côtoient les petites trompettes qui ne cessent de bruisser. Des familles mangent un sandwich, d’autres patientent dans la queue interminable devant le Tesco. Des jeunes chaloupent un corps à corps avec les feux tricolores escaladés. Des mains se tendent pour aider à grimper de grands pans de mur : prendre de la hauteur, et mieux observer cette chaleur humaine. Les visages disent un melting pot. L’écho des chants se propage ici et là dans un refrain foutraque. La clameur s’élève quand une écharpe du club se déroule à cinquante mètres de hauteur : trois ados sont parvenus à grimper tout là-haut, par-delà les échafaudages. L’attente est festive : on chante, on boit, un peu et moins qu’hier, quand même ; les ballons de foot virevoltent dans les airs et le jeu consiste à le récupérer et à le frapper le plus haut possible – et à éviter de se le prendre sur la caboche quand la gravité le ramène des limbes, aussi.

Quelques grappes de policier, ici et là, à pied. Ils n’ont toujours pas de casque, ils n’ont toujours pas de bouclier. On peut voir leurs yeux. On peut même leur parler. Et même qu’ils peuvent répondre, quand une personne lambda s’approche et demande un renseignement. 

Clameur, encore. Le bus arrive, et puis non. Depuis plus deux heures, les feux passent au vert, puis au rouge, puis au vert dans un ballet sans voiture.  

Un immense fumigène rouge illumine le Royal Liver Building, le joyau des trois monuments qui constituent les « Trois Grâces ». En haut, tout en haut, deux « Liver Birds » statufiés. On dit que cet oiseau mythique, mi-cormoran, mi-aigle, symbolise les femmes restées à la maison qui veillent sur leurs maris partis en mer. Seconde face, le Liver Bird représente ces marins en mer, qui quittent le Merseyside et contemplent dans leur dos leur ville et leur famille.

La légende locale dit, aussi, que si ses deux oiseaux s’envolent, Liverpool cessera alors d’exister.

Les pointes des pieds se dressent ; les mains, mécaniques, grimpent vers le ciel pour capturer le moment. Des fans courent des rues adjacentes : ils ont vu le bus défiler un peu plus tôt, et reviennent pour boire leur second shot cul sec.

Les gens fusionnent avec leur ville. Ils sont, paraît-il, environ un demi-million, là, tous regroupés, ensemble.

Les trois bus des joueurs et des joueuses (les femmes ont remporté la FA Cup) apparaissent voilés dans l’avenue qui rougeoie, assourdissante. Les effluves nauséeux venus de Paris se dissipent, pour quelques heures.

De journalistes britanniques, de fans anglais présents à Saint-Denis, des journalistes français, aussi, brisent le récit officiel qui sera repris avec force malhonnêteté lundi par la nouvelle ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra et ses acolytes. Ces derniers seront sûrement les premiers à vanter dans quelques temps la France des lumières, de la liberté, de la démocratie tout ça tout ça. Ils ne verront pas de contradiction avec les fake news qu’ils propagent, des années après s’être gaussés de Trump, et les mots qui volent la réalité.  

Un pépiement de fils entiers qui racontent le cauchemar et la catastrophe évitée de peu, de très peu. Les réseaux sociaux contre-attaquent. Là, un enfant qui pleure, les yeux noyés dans les volutes ; ici, un ado qui montre son billet valide et se voit asperger de pepper spray, là des fans qui patientent, des heures durant, frustrés mais flegmatiques près des grilles, tickets valides à la main. Le député de la circonscription d’Anfield, Ian Byrne, était à Hillsborough. Il a eu l’impression de rejouer l’horreur, trois décennies plus tard. Son visage, devant la caméra de Sky News, dit l’effroi.

Roger est un lecteur du quotidien gratuit Metro. Dans l’édition du mardi 31 mai, il écrit : « Pourquoi sommes-nous surpris ? La police française a fait cela à ses propres gens les trois dernières années, durant des manifestations pacifiques ».

Les hashtags « Darmanin Démission » ou « La Honte » sont en tête des tendances, entrelacés avec les nouvelles d’Ukraine : 242 enfants ont été tués et 440 autres blessés depuis le début de l’invasion par la Russie, affirme le bureau du procureur général ukrainien. Johnny Depp et Amber Head babillent dans les bas-fonds de l’internet, désormais. Et on ne sait pas trop ce qu’il se passe dans le reste du monde.

Les trois bus passés, une longue procession, interminable, quitte les bords du Pier Head pour le centre-ville. Les chants s’élèvent des tréfonds de la rue.

Le voile rougeoyant se dissipe dans l’air. Non, les deux Liver Bird n’avaient pas disparu. Liverpool a perdu, samedi 28 mai. Liverpool est blessé par les accusations mensongères. Mais Liverpool vit et existe, plus que jamais. 

Liverpool, vie, chaleur et diversité

20 heures, dimanche, la foule radieuse se disperse dans chaque rue. Certains prolongent la journée dans les pubs. Devant le Derby Square, la devanture du Queen Elizabeth II Low Court légende, en Français : « Dieu est mon droit ». A mesure que les pas se rapprochent de nouveau du Pier Head, les quais où se trouvaient les anciens docks et où le soleil entame son voyage quotidien dans l’Irish Sea, s’élèvent des « allez, allez, allez ».

Une bonne centaine de supporteurs se presse, comme au théâtre, sur les grands escaliers du Liverpool One, nouveau complexe commercial et résidentiel. Face à eux, en bas, une cinquantaine de « spectateurs » téléphones en main.

Tout le répertoire des Reds infiltre ce concert spontané.

Un SDF une canette à la main oublie tout, lui qui connaît par cœur chaque morceau. Il côtoie des gamins tenues LFC des pieds à la tête et trompettes à la main. A leurs côtés une petite fille casquette LFC, short et chaussettes rouges pétaradant du club. Au pied des escaliers un gamin qui joue au ballon et qui trouve très vite des copains. Son père, que la bière a rendu tout rouge, s’égosille à quelques mètres.

Sur la première marche un couple qui chante en selfie. Devant les marches une grand-mère, posée sur sa canne à observer le moment vieil appareil en main. Plus haut deux jeunes veste LFC qui tendent un drapeau brésilien. Au milieu des jeunes femmes bien apprêtées et casquettes LFC sur la tête et les doigts en l’air qui hurlent de tout leur être. Encore plus au milieu un ou deux ados torses nus, ventres déjà un peu rebondis, habités quand il brame « Liverpool ». Sur un côté, un père de famille qui craque un fumigène, main dans la main avec sa fillette elle-même main dans la main avec un drapeau.

Les corps font corps. A la fin d’un chant, quand l’ombre du silence pointe et que le groupe va s’évanouir, se dit-on, une ou deux voix enlacées épaule contre épaule dominent des entrailles des escaliers en moquette verte. La foule reprend alors un nouveau cantique, et les deux voix sourient d’observer leur lancement repris par toutes et tous, et ça pourrait durer une éternité, comme ça.

C’est puissant de diversité, c’est puissant de chaleur.

Liverpool est leur droit. Liverpool est leur vie.

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