L’écrivain de la mémoire Patrick Modiano questionne les traces que nos pas laissent entrevoir sur la route de la vie dans Rue des Boutiques Obscures, alors son sixième roman, paru en 1978 et qui lui vaudra les ors du Goncourt).
L’agence de police privée dans laquelle travaille Guy Roland ferme suite au départ à la retraite de Hutte, « vieil homme fourbu » dont la silhouette n’a plus grand-chose à voir avec « le bel et blond baron balte Constantin von Hutte » d’autrefois. Comme si sa première vie s’était entièrement diluée dans la seconde.
Frappé d’amnésie, Guy Roland est un « homme de plage » qui cherche « l’empreinte de ses pas », que « le sable n’a gardé que quelques secondes ».
Nous sommes en 1965 (le roman a été écrit en 1978). Les réseaux sociaux n’existent pas pour dévider le fil de toute notre existence numérique. Les administrations n’ont pas encore aggloméré le fatras de données qui nous concernent.
Qui est ce Guy Roland, nom d’emprunt déniché par Hutte huit ans plus tôt ? Comment faire revivre ces fragments d’existence laissés sur Terre, « aussi rapides », peut-être, « à se dissiper qu’chagrin d’enfant » ?
Quelques clichés conservés ici et là dans des boîtes tapies dans les recoins d’une vieille bâtisse. Quelques bribes de souvenirs laborieusement convoqués par Paul Sonachitzé, Jean Heurteur, Stioppa de Djagoriew, Hélène et consorts. Quelques fiches de renseignement glanées dans le Bottin.
Guy Roland se glisse, presque avec suavité, dans la peau d’Howard de Luz. Chemin de traverse, finalement.
Les rues, les avenues, jalons immémoriaux
Car c’est bien à un véritable et palpitant jeu de piste que nous invite Modiano. Seules balises, telles des jalons immémoriaux, dans ce roman policier parsemé de chausse-trappes : la scansion des noms des rues et avenues, accolés à chaque bar, restaurant, immeuble ou jardin visités.
Rue Anatole-France, avenue Hoche, rue Cambon, avenue du Maréchal-Lyautey, repères ultimes de la mémoire.
Les souvenirs enfouis d’un Paris lugubre, survivant sous les affres de l’Occupation, finissent par réapparaître, en lambeaux. « Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi. »
La « buée » laissée par notre passage « s’est dissipée ». Qu’en reste t-il ? Qu’est-ce qu’une vie ? Le sable peut-il se retirer pour laisser, de nouveau, apparaître nos fugaces empreintes ? Qui se rappellera de nous dans cent, deux cents ans ? L’écho de Patrick Modiano résonnera, lui, de ses magnifiques romans…