Ce qu’il convient d’appeler l’affaire Clémence Calvin met en lumière le travail des journalistes : Comment raconter l’exploit sportif, lorsque le poison du doute s’inocule (papier actualisé en bas après le record de France de Calvin au marathon de Paris) ?
Berlin, 12 août 2018. Championnats d’Europe. La Fédération Française d’Athlétisme (FFA) a fait confiance à Clémence Calvin en l’engageant sur marathon, quand bien même elle n’en a disputé aucun avant. Elle devient vice-championne d’Europe. Pourtant, la performance de la Martégale a de quoi interpeller. Je l’écris dans VO2 Run et le quotidien Sud Ouest. Beaucoup de coureurs amateurs (ou professionnels) repèrent la possible duperie. L’ensemble de la presse française applaudit l’exploit.
Le seul quotidien sportif de l’Hexagone, depuis la fameuse « une » « Question d’argent » de 2008, qui interrogeait la fulgurante progression de Mahiedine Mekhissi, médaillé d’argent sur le steeple aux Jeux de Pékin, ne se mouille plus trop.
Ou bien pour dire, cette semaine en plein psychodrame Calvin : « Pourtant, à y regarder de plus près, sa performance berlinoise pouvait faire tiquer, surtout pour une athlète de retour depuis moins d’un an d’une première grossesse (son fils est né en mars 2017 et elle a repris l’entraînement en septembre de la même année) ».
Pourquoi ne pas l’avoir écrit alors ? Suite du paragraphe. « Mais une vague enivrante flottait alors dans l’air et il était plus simple de se laisser porter ».
La vague du silence
La même vague submersible, sans doute, qui, le cerveau en pleine asphyxie sous l’eau, empêche de remonter à la surface pour pointer les multiples incohérences et contradictions de sa défense, mercredi 10 avril, lors d’une surréaliste conférence de presse.
« Ce que j’ai vécu le 27 mars, c’était tout sauf un contrôle »
Clémence Calvin donne sa version des faits pic.twitter.com/xUEQod9mcH
— L’ÉQUIPE (@lequipe) 10 avril 2019
Des exemples ? Ses avocats parlent de 24 contrôles subis depuis janvier 2018 pour zéro résultat positif : c’est omettre de citer celui qu’elle n’a pas voulu effectuer début mars après son record de France du 5 km (record qui ne sera de fait pas homologué) ; elle dit avoir eu au téléphone le président André Giraud, lequel disait encore l’inverse la veille, mardi 9 avril, selon le journaliste du Monde Yann Bouchez (ci-dessous) ; l’affirmation, au début de la conférence, qu’elle ne s’entraîne pas à Ifrane, puis l’affirmation contraire, vingt minutes plus tard…
Le président de la @FFAthletisme avait dit, mardi 9 avril, n’avoir aucune nouvelle de @ClemenceCalvin mais il précise aujourd’hui avoir reçu un coup de fil « très bref » dimanche 7 avril pic.twitter.com/U80WfeBxmR
— yann bouchez (@y_bouchez) 10 avril 2019
Il aura en fait fallu attendre le surlendemain, dans L’Equipe, vendredi 12 avril, pour démêler le vrai du faux. Beaucoup de journalistes préfèrent se réfugier dans le « pas vu, pas pris », quitte à parfois descendre l’athlète lorsqu’il est contrôlé positif. Position paresseuse, facile à assumer, jamais à contre-courant.
Comment faire ? Creuser les sillons des échos entendus sur les stades, qui bruissent toujours ; analyser les ruptures de performance, les pics de forme qui durent des saisons entières ; repérer les chronos qui sortent de nulle part ; signaler les incohérences dans les déclarations ; demander le cas échéant des explications aux athlètes, à leurs coaches ; mettre en contexte par rapport à l’entourage toutes les informations recueillies ici et là (le sulfureux Federico Rosa par exemple, dans le cas de Clémence Calvin).
Aveuglés
Il est plus aisé de se montrer circonspect sur les athlètes étrangers. On ne les côtoie pas au quotidien dans les grands championnats -dans les lieux où se déroulent les conférences de presse ou en zone mixte, ni leur encadrement national. Ce qui limite les interventions ou coups de fil nerveux des attaché.e.s de presse ou dirigeants fédéraux, par la suite.
Il fallait être ainsi aveugle pour ne pas s’apercevoir que le champion du Monde et olympique Asbel Kiprop ne respirait pas souvent lors de ses stupéfiants chronos sur 1 500 m (il sera contrôlé positif à l’EPO en 2018). Il faut être aveugle pour ne pas relier les chronos monstrueux de marathonien.ne.s (parfois) inconnu.e.s à l’insigne facilité de se procurer des produits dopants au Kenya, pays dans lequel mener des contrôles antidopage relève de la gageure – des journalistes ont abondamment documenté ces aspects. Par parenthèse, c’est aussi le cas au Maroc -lire à ce propos la remarquable enquête du Monde suite à l’affaire Clémence Calvin.
Chaque mot est soupesé
Quand il s’agit d’un athlète Français, on est sur le fil du rasoir, comme le hurdleur sur 110 m haies qui, en quelques millimètres, frôle la haie et maintient sa vitesse, ou la touche et se fracasse…
Soyons précis : en l’absence de preuve tangible et de contrôle positif, il n’est pas question d’écrire noir sur blanc que l’athlète est dopé.e. Ce serait de la pure diffamation et, pour le coup, bien éloigné de la « déontologie » d’un journaliste.
Ce dont il s’agit ? S’interroger. Dans un papier, un ou deux mots ça et là qui disent l’interrogation. Ne verser dans la dithyrambe et rester dans l’absolue mesure signifie parfois dire, en filigrane, le questionnement.
Chaque paragraphe, chaque ligne, chaque mot écrits sont soupesés, remaniés puis remodifiés au trébuchet des répercussions possibles : pour le journaliste, pour le journal, et pour l’athlète, bien sûr. Les progressions ne sont pas si linéaires et les explications à des carrières sautillantes sont légion. « Comment réagirai-je sur mes performances (loin d’être linéaires, justement) si elles étaient remises en question ? » est une question que je me suis posé, avant, la main un peu chevrotante, d’envoyer ce genre de papier. Car, à rebours, avec un entraînement de très haut niveau et calibré, l’appétence pour la compétition, la capacité à se transcender dans les rendez-vous d’importance, il est possible de réaliser de grandes performances. Propre.
Se fermer des portes ou penser à sa carrière ?
Plutôt qu’une autoroute vers des médias plus prestigieux, ce genre d’articles m’a plus sûrement fermé le péage –et ce papier aussi…-, a fortiori quand pigiste relève de la course à obstacles.
Mais j’ai choisi d’être journaliste, pas vendeur à domicile de Tupperware révolutionnaires, ce que je finirais peut-être par faire quand le ruisseau des piges se sera asséché pour de bon. Journaliste, Patrick Montel se le dit, dans sa vidéo qui a affolé les réseaux sociaux, où ses propos sur le dopage sont dignes du café du commerce.
Non, depuis les trois décennies qu’il commente l’athlétisme, Patrick Montel se mue (la plupart du temps*) en animateur. Combien de fois l’approximation et les erreurs factuelles l’ont disputé à l’absence de mise en perspective ? Un manque de recul qui peut s’expliquer par le fait qu’il anime, depuis quelques années, les soirées du club France, sous l’égide donc de la Fédération, lors des grands championnats. On repassera, pour l’indépendance.
En revanche, Patrick Montel a un véritable talent, en plus d’une voix qui sied à l’exercice, pour faire vivre avec émotion et passion, l’athlétisme. Oui, commenter en direct tout en prenant simultanément le recul nécessaire sur les images qui défilent devant les yeux, est un défi permanent. Faut-il, par exemple, vraiment afficher sa proximité et s’exclamer à l’antenne « Tu es magnifique, Clémence ; tu es magnifique », lorsque celle-ci franchit la ligne à Berlin (ci-dessous) ?
(Télé)spectateurs et journalistes schizophréniques
Cela sous-entend, aussi, que de l’autre côté du petit écran, les téléspectateurs -et les journalistes- arrêtent de verser dans la schizophrénie. En substance : « si le commentateur ne vibre pas, il est mauvais. S’il vibre sur une performance a posteriori suroxygénée, il est mauvais, aussi ».
La direction de France Télévisions a donc retiré Patrick Montel du commentaire du marathon de Paris, ce dimanche 14 avril. La direction avait eu moins de scrupules à laisser Laurent Jalabert commenter le cyclisme, hormis le Tour de France 2013 : s’il « sent » la course avec brio, sa crédibilité dès qu’il est question de dopage ou de performances hors du commun est égal à celle des athlètes dopé.e.s qui courent avec un dossard « I run clean » : nulle. Martin Fourcade ne s’y était pas trompé.
Mais peu de journalistes –parfois les mêmes qui accusent Montel d’incompétence- avaient relevé la farce.
Si les propos de Patrick Montel, sur sa page Facebook, étaient scabreux, tout n’était pas à jeter.
Critiquer le système médiatique qui chante à s’en faire exploser la cervelle les héros médaillé.e.s et les champion.ne.s olympiques ; qui assimile un vulgaire tableau des médailles à la santé sportive d’une nation ; qui s’inquiète et s’enfièvre sur les plateaux ou sur les ondes dès que les médailles ne tombent pas, comme si on devait les commander tous les matins à la boulangerie (les débats sur une grande chaîne de radio nationale sont parfois d’un pathétique), est tout à fait pertinent. Notons qu’il est parfois difficile de trouver la bonne mesure dans le compte rendu d’exploits : quand je relis certains papiers, je regrette d’en avoir trop fait.
Autre exemple cité par Patrick Montel : quelle place accorder dans la société aux athlètes convaincu.e.s de dopage ? Le placard, pour toujours, après avoir été au sommet, et adulé.e.s de toutes et tous ? Et de citer Stéphane Desaulty, rare athlète à avoir assumé son dopage. Suspendu au début des années 2000, il s’est aujourd’hui réinséré. Citons aussi Quentin Bigot (lire l’interview ICI).
Pour cela, encore faut-il éviter de prendre les gens pour des lecteurs férus de science-fiction, ce qui ne semble pas être vraiment le cas de Clémence Calvin, à l’aune de sa défense qui frise avec le fantastique.
*Patrick Montel mérite amplement sa carte de presse lorsqu’il réalise ce type de reportage, sur l’anorexie et la boulimie.
Actualisation, dimanche 14 avril, 19h30 :
Deux réflexions en plus après le record de France de Clémence Calvin au marathon de Paris (compte rendu ici) :
1) En mettant en avant ce record qui sent le souffre, on ne parle pas ou très peu des autres marathonien.n.e.s, et je m’inclus dedans. Comment on fait? Question sérieuse, et pas ironique, je ne sais pas.
2) Encore plus important : on dit quoi à tous les gamins et gamines qui étaient ce dimanche matin devant leur poste de TV, où, me dit-on dans l’oreillette, la remise en question des commentateurs était, comment dire, plutôt tiède? On leur dit quoi, donc ?
Photo de une : KMSP_FFA