Routard et marathonien, je me suis lancé sur mon premier trail long dimanche 18 octobre, sur le Grand Trail du Lac (GLT), le tour du lac du Bourget (75 km et 3 600 m D+) en Savoie. Récit de cette première expérience tout à la fois heureuse et douloureuse.
Article écrit pour Trails Endurance Mag.
C’est une vibration qui vous parcourt le corps entier, un pincement qui vous étreint les guiboles. Non pas l’adrénaline, l’envie et l’excitations presque furieuses de faire avancer les jours plus vite qu’ils ne cheminent pour être au départ, mais une légère hésitation qui sourd, qui se mue en appréhension et qui jaillit dans les derniers instants furieux : la course sera-t-elle maintenue ? La course sera-t-elle maintenue ? La course serait-elle maintenue ? L’épidémie progresse, le couvre-feu est établi dans les grandes métropoles et la liste des évènements annulés au tout dernier moment rejoint la litanie des courses sacrifiées sur l’autel du coronavirus, tel le marathon de Metz la semaine dernière.
Le Grand trail du Lac (GTL) n’est pas (encore) un mastodonte du calendrier national, et c’est ce qui l’a sauvé, à la différence des Templiers, par exemple –la Savoie ne se situe également pas en zone rouge.
Le filet d’excitation est prolongé, aussi, car c’est mon premier 75 km. Je suis marathonien et coureur de 10 km. Il n’y a plus de 10 km et il n’y a plus de marathons. J’aime la montagne et il restait quelques trails, dans un calendrier qui a pris les allures d’une orange pelée cramoisie par le soleil. Alors c’était le moment de foncer. Depuis deux mois, le sac de trail est le prolongement de mon dos. –dont un mois passé dans les Pyrénées. Les Templiers, l’objectif initial, ont donc été annulés mais pas le GTL, qui organisait sa 6e édition le même jour, dimanche 18 octobre.
Ce qui est rare est chair
Nous coureurs sommes chanceux, aussi, qu’une équipe organisatrice se mobilise avec tant d’ardeur. Pléthore de courses se mettent en sourdine car les bénévoles sont usés et les contraintes…trop contraignantes. L’athlète se lève pour s’entraîner et cueillir avec la main le lever du soleil qui s’offre à lui. L’organisateur se lève et moissonne des pages d’un protocole sanitaire mouvant qu’il doit respecter pour convaincre la préfecture que sa course n’est pas risquée. Foi cardinale.
Ce qui est rare est chair, donc. Je crois bien que chaque coureur était conscient, ce dimanche matin, de la chance de pouvoir se tapoter ses cuissots de ses doigts fébriles et exaltés, au départ des 75 km et 3 600 m de dénivelé positif à l’horizon.
L’esprit trail, c’est s’abstraire des contingences de la route. Va pour la location d’un vélo (électrique hein, faut pas abuser) pour parcourir les 10 km de Chambéry au départ, à 4 heures du matin dans la nuit noire, car je n’avais pas de voiture sur place, venant de l’autre côté de l’Hexagone.
Sur la ligne, Sébastien Spehler, qui s’était offert un « Roïgabragelti » aux trois quarts de la Munster-Trail (75km) il y a deux semaines tellement son avance était grande (renseignement pris, c’est une spécialité alsacienne à base de pommes de terre, de lardons et d’oignons), part comme s’il s’élançait sur un 10 bornes : en maillot de course, avec les seules manchettes et pas de sac à dos. Si j’avais su, j’aurais enlevé mon sifflet, ma couverture de survie, et mon maillot manches longues. Après une longue enquête, j’apprendrais qu’il portait une légère ceinture d’hydratation, sous son maillot donc, avec tout le matériel obligatoire requis.
Les 10 premiers kilomètres sont plats comme la main, le long du Lac du Bourget en direction d’Aix-les-Bains. Je prends quelques longueurs d’avance. C’est mon terrain de chasse, non ? Les vaguelettes claquettent sur le rivage. L’esprit divague et s’imagine l’étendue du lac, bleu noir, qui sommeille en arrière-plan.
L’esprit revient vite à ce pourquoi il est là, à 5 heures du matin. Un coriace rhume me scie depuis trois jours. L’allure n’est pas démentielle –entre 16 et 17 à l’heure grosso modo-, ça devrait rouler facile mais le cardio est déjà haut, les sensations loin d’être fameuses (pourtant je me suis échauffé sur mon vélo électrique, non ?), et j’ai le feu dans la poitrine. Une pensée surgit : où serais-je dans 6 heures ?
Sur la piste cyclable, nos ombres projetées par le halo des frontales oscillent et s’entrechoquent en un ballet. Théâtre de marionnettes qui filent brise au vent.
Première grosse bosse sur une sente après avoir passé Aix-les-Bains. Sébastien Spehler enquille et s’envole. Je figure à l’arrière, autour de la 10e place. L’élastique se tend et le groupe explose. Bizarrement, je me sens très bien dans la bosse. Je me glisse en 2e position, sans trop en faire : le travail dans les Pyrénées semble porter ses fruits.
Précipitation
Un détail quand même, pour les novices : évitez les lampes frontales à 350 Lumens quand vous êtes seul. Sauf si vous avez des yeux de lynx, bien entendu. Dans mon dos, un halo danse entre les arbres et me dévore. Sylvain Court me déborde et je mange ses mollets, mes quintes de toux dans sa nuque (c’est une image hein, je me retourne pour tousser). La descente n’est pas technique, et je suis content de me faire plaisir après avoir pris le bouillon aux France de courses en montagne.
Premier ravito, km 22. 2e et 3e avec Sylvain Court, à 2’ de Spehler. Je n’ai pas d’assistance et je perds la roue du champion du Monde 2015, ressorti 45’’ avant moi. Dans la précipitation, je prends un coca au débotté après avoir enlevé mon sac et sorti mon gobelet, je glisse une banane dans le sac derrière. Je me rends compte que si je veux la manger, il faut que je m’arrête derechef. Je la mangerai plus tard.
J’ai perdu mon éclaireur. La forêt bruisse de murmures et d’une vie qui nous est inconnue. Les oiseaux s’éveillent. Un coureur du relais à 4 me dépasse. Je suis sa trace et ne regarde plus les petites balises rouges qui zèbrent le parcours. Nous perdons de vue nos boussoles. Aïe. L’impression que la gueule béante de la noire forêt noire va nous engloutir à grands coups de canines. Miraculeusement, nous retrouvons notre trace. Cinq bonnes minutes laissées en route.
La caboche ébranlée, je perds un peu de terrain. Et davantage sur une partie plus technique, où les mains deviennent soudain nos pieds. Mes yeux implorent le paresseux et languissant soleil de soulager ma vue. En haut d’une bosse, des trainées de nuages sont accrochées aux vallons et au lac. L’aurore chatoie entre deux volutes du fin brouillard qui s’élèvent du lac. Au premier plan, une rangée d’arbres mordorés semblables à des têtes de brocolis grillés à la poêle disent l’automne. J’aimerais contempler ce tableau mais je dois en peindre un autre.
Pourquoi ai-je si soif ?
J’hachure à grands traits de foulées le macadam sur une longue partie roulante, qui m’est favorable, et double plusieurs concurrents. J’entame enfin une barre – après plus deux heures de course-, bois abondamment et sourd une inquiétude : pourquoi ai-je si soif, d’un coup ?
Km 37. Les jambes se durcissent. 2e ravitaillement. 9e position. Je serais 5e si je retranche la partie de cache-cache en forêt noire. Mon genou serait, aussi, peut-être fracassé si je regardais où je mets les pieds au lieu de penser à ce qu’il s’est passé il y a une demi-heure.
Dans la précipitation, une généreuse bénévole me remplit un de mes deux gourdes de Saint-Yorre. J’ingurgite quelques morceaux de tomme de Savoie et des bouts de saucisson. Je crève la dalle, en fait. Ma seconde flasque est vide. Je la remplis ? Le prochain ravitaillement est dans 14 km. Ça ne sert à rien de perdre une minute – sur une course de plus de 7 heures, non ?
Je sors mon bout de papier façon roadbook, qui transpire lui aussi. Trois courtes bosses bien raides m’attendent avant une partie roulante et deux bornes qui grimpent à 15%, pour atteindre le ravitaillement du 53e km.
Un single étroit, les mains sur les cuisses (pourquoi personne ne m’attendait avec des bâtons au ravito ? J’apprendrais, bien plus tard, qu’il existe un accroche bâton à placer sur le sac) alternant marche et course. Ça roule bien, je rattrape un ou deux concurrents. Une bosse sur la route, qui me permet de bien courir.
Et puis, aux alentours du 43e, un marathon quoi, les pensées qui vrillent, la foulée qui se rétracte, les molaires qui broient l’embout de la gourde pour y quêter la dernière goutte de Saint-Yorre (ce sont DES DIZAINES de minutes que je perds là, non ?), et je suis obligé de marcher alors que cette partie, en forêt sur une large sente, m’était pleinement favorable.
Randonneur en perdition
Une barre au nougat, puis un gel, puis je m’arrête pour saisir la banane qui se noircit depuis de longues minutes. J’ai FAIM ! Le froid me sert les entrailles. Le manches longues me réchauffe le cœur mais pas la tête. Elles sont utiles, ces instructions pour le matériel obligatoire.
Les oreilles bourdonnent, et je sens un poids immense sur la poitrine. « Il est dans combien de temps le ravitaillement ? » 5 km, me glisse un bénévole. Quoi ??? Je m’allonge cinq minutes et ferme les yeux, l’impression que mon corps s’évanouit au cœur de la forêt, que mes jambes se dérobent. Il n’y a pas de ruisseau pour s’abreuver ?
Les concurrents qui me déposent s’enquièrent de ce randonneur en perdition. L’un d’entre eux, charitable, me tend une barre au chocolat. Je n’ose pas lui demander de l’eau. Je n’avais qu’à être plus lucide. Sur 10 km ou marathon, chaque seconde ou presque compte. Sur trail, s’arrêter soixante secondes pour boire et manger, c’est sauver soixante minutes. Voire sa course.
Le GPS vrille complet, lui aussi, le scélérat ; pas moyen donc de savoir quand ce foutu ravitaillement va surgir.
J’ai bien envie de sortir mon sifflet. Qu’il serve au moins. Allez, du courage, ce qui est rare est chair et je n’aurais sans doute pas l’heur de remettre un dossard avant de longues semaines. Il faut en profiter, c’est ce que j’avais écrit sur mon mémo d’avant-course, quoi qu’il arrive. Il arrive que je pète complet et que je ne profite de rien du tout. J’envoie un court message vocal pour dire à la famille de pas s’inquiéter, tout va bien, c’est la rando du Lac du Bourget, en fait. Mais ils ne comprennent rien, apparemment, avec ce portable de guingois (l’autre est en réparation après avoir visiblement pris l’eau pendant deux heures sur la dernière sortie trail), et je dois pianoter pendant cinq minutes, les doigts engourdis, et corriger chaque mot, comme si j’étais ivre. C’est que je dois l’être, un peu.
Retour en voiture
Quelques bâtisses, des applaudissements au loin, mon cœur fait des bonds. Soupe au vermicelle, tomme de Savoie, noix de cajou (du SEL ! puisque le sel de la course s’est volatilisé, lui), gâteaux apéros, café qui réchauffe, et une bonne chaise, entrecoupés des mots des bénévoles, bienveillants et attentionnés, qui réchauffent aussi. « Mangez, ça va aller mieux et vous allez repartir ». C’est qu’ils seraient presque à me convaincre. Mais je sais que la suite est bien corsée et technique. Déjà que j’ai les deux orteils tous bleus après avoir fracassé deux pierres, en trottinant à 8 à l’heure, sur une portion plate. Et je ne voudrais quand même pas être obligé d’utiliser mon sifflet, pour de vrai.
Une femme attend avec ses deux fillettes. « Oui oui, je peux vous ramener à l’arrivée, la voiture est petite mais il y a une place. Mon mari m’a dit qu’il était là dans un ou deux kilomètres ».
Une heure plus tard, ledit mari arrive. Bonne idée aussi, la couverture de survie, que j’étais à deux doigts de mettre, transi de froid.
Dans la descente, en quatre roues donc, très jolie vue sur le lac. Retour au bercail. Sébastien-Spehler-la-comète-qui-aurait-pu-s’arrêter-et-s’enfiler-une-croziflette-géante-au-sommet-du-dernier-raidard-tellement-son-avance-était-grande est arrivé depuis vingt minutes, impérial.
Je crache mes poumons (dans mon coude, puisque mes manchons ont déjà essuyé une belle tempête), me jette sur mon panini saumon et mon flan pâtissier. Ça ressemble à une hypo doublé d’une déshydratation, cette histoire. Ça tombe bien, j’avais respecté scrupuleusement le régime dissocié pour l’éviter. Courir dans la nuit trois heures s’apprivoise, aussi, quand on ne l’a jamais fait – pardon, si, un footing de 30’ en forêt au crépuscule le mardi précédent.
Mais la préparation était canon, les 40 premiers kilomètres étaient canon, l’organisation était canon, et Pep Guardialo est canon, aussi.
Marcelo Bielsa, qui fait renaître Leeds pour les apôtres du football, a épinglé dans son bureau une citation de Pep Guardiola, le maestro catalan. « Les moments de mon existence au cours desquels je me suis amélioré ont un rapport avec l’échec, ceux au cours desquels j’ai régressé ont un rapport avec le succès ».
Merci Pep, c’est trop sympa.
Photo : Bruno Lavit.