Avec le frangin, nous avons début septembre parcouru le GR10 sur 115 kilomètres, entre Cauterets et Saint-Lary Soulan. Quatre jours et demi hors du temps.
Le silence de la montagne. Le bruit des ruisseaux. Le tumulte des cascades. La concentration extrême lors de l’ascension du Petit Vignemale. La beauté d’un lever du soleil au col de l’Estoudou. La majesté des paysages. La puissance de la nature sur l’être humain. Le corps qui grince. Le corps qui hurle. Le corps qui s’adapte. Le partage le soir au refuge.
Récit de l’étape 5, jeudi 13 septembre, entre le gîte de l’Orédon et Saint-Lary-Soulan. 23,5 km, 5h21’29’’. 1 705 D+.
Au cœur de la nuit, la douleur irradie le pied. Une vénéneuse ampoule menace d’obscurcir le périple à quelques heures du but. Julien, guide de haute montagne croisé au gîte, l’avait pourtant soigné la veille. « La route passe en bas. Au pire, vous finissez en stop » avait-il souri, me voyant incapable de franchement poser le pied au sol.
Réveil, 6 heures. En fait, je somnolais plus ou moins depuis une heure. La montagne recèle de trésors insoupçonnés : la douleur semble s’être atténuée.
Christelle, la patronne du gîte, nous appelle à la prudence : la boue a envahi les chemins, suite au déluge de la veille. La nuit enveloppe le lac…et nous n’avons qu’une frontale pour deux.
Nous échangeons quelques mots et considérations sur l’absence de savoir-vivre des touristes consommateurs juillettistes et aoûtiens. Si dormir en bivouac est plus économe que les nuitées en refuges, celles-ci permettent des rencontres et partage d’expériences inégalés.
La frontale installée, les étoiles qui s’endorment, le lac qui ouvre les pupilles, nous nous lançons sur cette dernière étape, remplis d’incertitude, dans un tourbillon mêlé d’envie, d’excitation et d’appréhension.
Le col d’Estoubou part sur un sentier, sur la droite. Nuit noire. Martin fait la trace. Les pieds patinent, la roche est piégeuse et le doute nous assaille, un court moment. L’ampoule ? En sourdine, pour l’instant. Soulagement. Nous sommes entièrement focalisés sur chaque pas en avant, sur le danger permanent que le terrain suppose.
Surprise. Accompagnés durant toute la montée par le lever du jour, nous atteignons le sommet avec une bonne demi-heure d’avance sur l’horaire escompté.
Réjouissance absolue, devant laquelle nous sommes presque confondus. Au loin, le soleil perce les derniers massifs récalcitrants et s’élève, progressivement, dans le ciel pyrénéen, d’un bleu clair.
Il donne des teintes orangées aux cimes des montagnes, projette lumières et ombres rougeoyantes sur les pins, la végétation, les flancs des montagnes. Un ravissement qui nous tient en haleine un bon quart d’heure, avant que nous reprenions notre baluchon de GRdiste, enjoués, lestes et (presque) repus devant tant de beauté.
« Étonne-toi de ce qui existe » susurrait déjà Clément d’Alexandrie au IIe siècle après J-C…
Alors que le soleil pose ses griffes ombragées sur les massifs, on plonge dans la forêt qui nous conduit au lac de l’Oule, 400 mètres en contrebas.
Suit la longue et savoureuse montée vers le Portet. Le vent d’allégresse nous porte, encore. On progresse en surplomb du lac de l’Oule, sur lequel le soleil, reflété par la montagne et les arbres, resplendit de trois bleus différents. Les pâturages verdoient. Le silence résonne dans la vallée. Sublime.
Sommet du Portet. Un long nuage blanc, comme suspendu et accroché aux cintres de la vallée voisine, s’étale à l’horizon. Au-dessus, un ciel immaculé. Et le soleil comme une splendeur.
Ultime descente. La mer de nuages blancs à Portet de main finit par nous engloutir. Plongés dans les abîmes, nous descendons à grandes enjambées, en courant, toujours portés ce vent de bonheur, inextricablement mêlé à la prudence et une concentration intactes.
Au milieu des pâturages, un murmure sourd, qui semble provenir des tréfonds de la montagne. Le doux et agréable chuchotement de l’eau qui ruisselle, imperturbable, à flanc de montagne ?
Finalement, nos muscles endoloris par tant d’efforts accumulés ne sont pas si fourbus que cela. Ou comment l’organisme s’adapte de manière formidable…
Dernière descente périlleuse –car pentue et rendue glissante par un sol encore imprégné de la rosée du matin. Pique-nique face à Vieille-Aure, Saint-Lary-Soulan et Bourisp, perchés sur un bout de chemin au-dessus de la route qui mène au col du Pla d’Adet.
Au loin, les yeux perçants de la montagne
Ce murmure est devenu lourde plainte. L’ode à la marche est achevée, et ce que nous percevions n’était que les échos de la vie urbaine et de la lancinante rengaine des allers et venues des voitures un peu plus bas.
Étrangement, le ciel ne s’est pas dégagé, de ce côté-ci de la vallée.
Comme si la nostalgie d’une semaine trop vite écoulée imprégnait aussi le paysage alentour.
Ce pique-nique est un moment de plénitude, dans la foulée de plus de 5 heures d’efforts consécutifs, menés à un rythme endiablé – le plus rapide des cinq jours. Parce qu’il s’agissait de la dernière ? Parce que nos corps s’étaient accoutumés à l’effort de la marche ?
Mettre les pieds dans le gave froid et réconfortant qui traverse la vallée est un dernier enchantement. Il est temps de prendre le bus pour Lannemezan et sa gare impersonnelle, perdue au milieu d’une zone sans âme qui vive. Le café de l’hôtel est fermé. Dans les environs ? Pas grand-chose, sinon rien. Glaçant de vide. Glaçante, aussi, la tristesse des gens sur les quais. Leur regard absent.
Au loin, les yeux perçants de la montagne…« Étonne-toi de ce qui existe »…
Récit de l’étape 1 : L’inconnue et l’excitation en bandoulière.
Récit de l’étape 2 : On peut se parler entre êtres humains.
Récit de l’étape 3 : Couchés, les britishs!.
Récit de l’étape 4 : Rouler, c’est tricher.
Portfolio : le GR10, le temps suspendu.