Il n’est pas le plus connu, mais est à coup sûr le plus symbolique. C’est une expérience assez saisissante que de courir le marathon de Palestine. Récit (english version HERE).
On vient de passer le 3e kilomètre. La pente se cabre brusquement. En haut de la bosse, un imposant bloc de pierre se dresse. Des barbelés le surplombent. La voiture de tête plonge à gauche, sur une route à moitié défoncée. On longe le mur, haut de six à huit mètres. De courts portraits le tapissent : ils racontent la vie de jeunes Palestinien(ne)s ; ils disent et leurs souffrances, et leurs résiliences.
Quelques mètres plus bas, l’ironique portrait de Donald Trump côtoie celui de Rasan-el-Najjar, femme secouriste assassinée l’été dernier à Gaza par un sniper israélien alors qu’elle apportait de l’aide médicale.
Le marathon de Palestine n’est pas un marathon comme un autre : que valent les impacts répétés au sol, qui meurtrissent les muscles 42 kilomètres durant, par rapport aux chocs récurrents endurés par la population des territoires occupées ?
La course à pied, tellement dérisoire. La course à pied, tellement précieuse, semble t-il, à l’aune des remerciements reçus par les locaux cinq jours durant pour être venus en Palestine, et courir et découvrir le pays.
Le marathon de Palestine a été créé en 2013, avec un seul but : « Right to movement ». La liberté de mouvement. Quoi de mieux que la course à pied pour l’exprimer ? Pour dénoncer cet enfermement quotidien, que matérialise ce mur, simultanément angoissant et d’une infinie tristesse, construit en 2002 au moment de la seconde Intifada. Comme l’impression que l’East Side Gallery de Berlin s’est téléporté. Mais non, ce mur-là est bien actuel.
« Enfermés dans une bulle »
La voiture de tête ralentit, et tente de se frayer un chemin entre le trottoir et une autre voiture mal garée. Ahmad Taha tape des mains. « Yallah ! » (« Allez ! ») On se fraye un chemin comme on peut. Bienvenue sur le marathon de Palestine.
Il est 6h15. Quinze de minutes que la course s’est élancée. L’an passé, les coureurs avaient particulièrement souffert de la chaleur –le départ avait été donné à 8 heures. Le comité olympique palestinien, qui a évincé l’association « Right to Movement » pour prendre les rênes de l’organisation depuis 2016, s’est amélioré.
Le soleil est déjà bien levé, et la vue sur la région est à couper le souffle. Les rues sont quasiment vides. Quelques têtes dépassent tout de même d’un café, sur le pas d’une porte, à un feu rouge. Les regards disent parfois l’incrédulité. Mais qui sont ces types qui courent ? Les hordes de touristes qui s’apprêtent à descendre des bus des tours operators pour visiter Bethléem, se le demandent aussi. Un coq un peu moins, qui s’époumone (oui, oui) dans un poulailler en bord de route.
« J’ai commencé à courir en 2013. J’étais un des seuls à Ramallah. Les gens se moquaient de moi. Ils ne savaient pas ce que c’était » commente par exemple Ahmad.
10e kilomètre. Autour de 15 à l’heure de moyenne, aux côtés de l’Ukrainien Yuriy Blahodir, vainqueur sortant et Ahmad Tata. On entame le retour vers Bethléem. Le retour, déjà ? La course est constituée de deux boucles de 21 kilomètres. Impossible d’éviter les checkpoints israéliens disséminés en de nombreux points du territoire. « Cela montre la difficulté de notre quotidien. On n’a pas assez d’espace pour courir. On est enfermés dans une bulle » témoigne Amir.
Un Palestinien tué par des soldats israéliens, le marathon a failli être annulé
Les pensées se télescopent. J’ai déjà mal aux jambes –la forme n’est pas au top, et nous avons avec Charlie déjà bien profité des premiers jours. Il ne faudrait pas que ça finisse comme au Médoc.
Heureusement, je suis facile au niveau cardiaque. Les pensées se télescopent.
La veille, un Palestinien a été tué près de Bethléem, par un soldat israélien. Sa voiture a ensuite été détruite à l’aide d’un bulldozer. Un autre a été grièvement blessé. Le marathon a failli être annulé. Jeudi, veille de course, la majorité des commerces était fermés, en signe de protestation.
Semi-marathon. La voiture de tête hésite. On tourne à droite, on s’apprête à gravir une sacrée bosse, encore. Quelques cris. Erreur de trajectoire. On rebrousse chemin, on reprend la route principale pour effectuer le demi-tour et repartir sur la seconde boucle. Il y a un peu plus de monde, désormais. Ahmad Taha est ceint d’un débardeur de la Palestine, confectionné sur mesure par sa maman. Il est particulièrement encouragé. 1h23h30’’ à la mi-course. Là, la compétition reprend le dessus. Ça a beau ne pas être le but initial, et loin de là, le surmoi tape à la porte…
Au checkpoint, « on ne se connaît pas si on vous pose des questions »
J’accélère et me détache rapidement. Taha lâche prise, il vomira au 26e km, s’évanouira quelques instants avant de repartir pour finir, au courage et dans les larmes, 6e. Il ne court pas que pour lui. Il court aussi -surtout ?- pour la Palestine. Tellement de pression…
Je sens les pas de l’Ukrainien dans mon dos. Quelques kilomètres ainsi, et je décide de l’attendre. Inutile de se cramer pour le reste de la saison, et je redoute le (gros) coup de barre musculaire, même si les jambes ont l’air de ne pas si mal tourner.
Le regard se tourne vers les policiers palestiniens, qui sécurisent le parcours, à chaque grosse intersection. Ils font barrage aux voitures qui veulent se glisser sur le tracé – certaines y parviennent. Mais rien à voir avec ces checkpoints qui jalonnent la Palestine. La veille, nous avions été pour la première fois stoppés à l’un d’entre eux, en arrivant à Bethléem. « Si on vous pose des questions, on ne se connaît pas » avait prévenu Sofiane* dans la longue file de voitures qui patientait.
Il reste dix kilomètres. J’accélère brutalement dans une longue descente. Les quadris sifflent sévère, mais ça devrait tenir. Le cardio s’emballe et les poumons hurlent dans la montée qui suit. Sur la même route, sans séparation, on croise dans le sens inverse les coureurs du semi-marathon (parti 20’ après le marathon) qui entament la descente. Les étrangers m’encouragent bruyamment. J’arrive au demi-tour en haut. Nouvelle descente, au taquet. Le trou est fait.
Omar ne pense plus. Il roule
Je commence à discuter avec Omar, le cycliste qui ouvre la course en sus de la voiture. Il me propose de l’eau et des dattes toutes les deux minutes. Il ne cesse de prendre des selfies.
Je commence à comprendre l’importance de ce marathon, pour les Palestiniens. Omar ne pense plus à sa carte d’identité palestinienne qui lui interdit de se rendre à Jérusalem. Il ne pense plus au permis temporaire qu’il doit demander –et se voir souvent refuser- pour se rendre à Jérusalem.
Il ne pense pas à l’autre permis qu’il doit demander pour se rendre à l’aéroport à Tel-Aviv et ainsi s’envoler pour l’étranger – pour demander celui-là, il doit se rendre à…Jérusalem. Il ne pense pas aux longues heures qu’il doit passer pour rallier Amman en Jordanie, traverser trois checkpoints (palestinien, israélien, jordanien), répondre aux mêmes questions parfois des dizaines de fois, avant enfin de s’envoler en Europe, aux Etats-Unis (encore faut-il qu’il est obtenu son VISA) ou ailleurs.
Il ne pense plus au mur, ni aux colons qui ont attaqué dans la semaine une Palestinienne à Hébron, où les citoyens des deux pays n’ont pas les mêmes droits. Il ne pense plus à l’apartheid (1), ni aux routes exclusivement réservées aux colons. Il roule, tout simplement.
33e kilomètre. Une longue ligne droite en faux plat descendant. A 200 mètres de nous, un gros troupeau de chèvres traverse la route. Un vieux berger, escorté de son chien, leur sert de guide. Omar lui intime de se presser. Le berger n’a pas l’air de comprendre ce qu’il se passe. La course à pied, bien dérisoire…
Un marathon vaut-il autant de sollicitations ?
37e. Je me retourne sur une ligne droite. Je vois des concurrents du semi mais point de maillot jaune ukrainien. C’est gagné. Je commence (un peu) à compter les kilomètres. Encore cinq. Les pensées se télescopent, en dépit de la fatigue qui s’accentue. J’essaie de profiter du moment. Les pensées se télescopent.
Profiter du moment, bien égoïste quand mon passeport, ces simples feuilles de papier, me permettent de me rendre où je veux, quand je veux. Les gamins en vélo qui se joignent à nous sur les derniers hectomètres n’ont pas cette chance. Omar non plus. Ni Mohammed*, dont le lieu de naissance et la nationalité accolés sur son passeport lui interdisent de se rendre dans une trentaine de pays.
Ultime montée finale, bien raide. Soudain, Omar me fait des signes ; ça crie autour. Je me retourne, l’Ukrainien est à mes basques. Comment a t-il fait pour revenir ? Pas le temps de se poser la question. Il reste 50 mètres. La question israélo-palestinienne est bien secondaire, à ce moment-là. L’inscription « Faîtes du humus, pas un mur », clamée sur un pan du mur, aussi. Stimulus-réponse. Les guiboles moulinent d’un coup. Petite frayeur, mais ça passe. Pour une seconde : 2h42’40’’.
Sitôt la ligne, les selfies s’enchaînent. Les interviews aussi. Après le podium, Omar me retrouve. Le soleil cogne fort, désormais, et, un brin fracassé, je mets quelques secondes à le reconnaître. Il est aux anges. Certes la course agrège plus de 500 m de dénivelé positif ; certes je ne suis pas dans une grande forme ; mais courir un marathon vaut-il autant de sollicitations ?
Sauf que les Palestiniens n’ont cure ces contingences du fond. 2h42’40’’ ; 2h10’, 3h15’ ou 1h50’, c’est la même chose.
Ils sont fiers que des étrangers soient venus chez eux. Ils sont fiers d’avoir parlé de leur pays. Ils sont fiers de l’avoir fait découvrir.
« La démocratie a été tuée ! »
On est invités dans un petit restau local. Houmous, pita, shawarma, knaffee en dessert. Difficile de faire mieux.
Retour à Ramallah. A vol d’oiseau, trente kilomètres. Une jeep de l’armée israélienne est tombée en panne. L’armée a fermé la route principale. Détour, et les voitures à touche-touche.
Le chauffeur du taxi collectif –moyen de transport privilégié en Palestine, on est sept à l’intérieur- nous propose de prendre un second détour, pour cinq shequels chacun supplémentaire (1,5 euros). Certes, c’est plus long, mais au lieu des deux heures restantes, il en prévoit 1h30.
Situation ubuesque. On se regarde. Les cinq autres passagers parlent anglais. On déchire un bout de feuille en sept morceaux. Chacun vote. On en rit. Mais on n’a pas été assez rapides. Le chauffeur a opté par le second détour. « La démocratie a été tuée » se marre t-on.
Arrivée à Ramallah. Moins de cinq minutes de la station de taxi. Des bruits de tir. A quelques dizaines de mètres, une douzaine de jeunes Palestiniens, cailloux dans les pognes, font face à cinq soldats, fusil en bandoulière, postés à quelques dizaines de mètres. « Clashes » nous disent les occupants du taxi, indifférents à ce qu’il se passe. Plus grand-chose ne les affectent, en réalité. « Je ne ressens plus rien quand je vois les images des attentats de Nice ou de Christchurch. Comme je ne ressens plus rien devant le mur » susurre Tarik*.
Les assassinats sont leur quotidien. Comme celui de Sajed Mizhe, 17 ans, bénévole sur le marathon et tué cinq jours plus tard dans le camp de réfugiés de Deheisha, que la course a longé, alors qu’il venait en aide à des blessés palestiniens.
Le checkpoint qui borde l’entrée de Ramallah est fermé. Le taxi se stationne un peu plus loin. Coup de téléphone à un collègue. « Je dois passer par où ? ». Méandres dans des petits villages. Au final, plus de deux heures pour relier les deux villes.
Le marathon est loin, déjà. Même si on serait revenus plus vite en courant…
*Les prénoms ont été modifiés
(1) Apartheid. Le mot est fort. Mais il recouvre bien la réalité de la situation. Lire à ce titre le rapport d’une agence de l’ONU publié il y a deux ans.
Article publié le dimanche 14 avril dans Sud Ouest :