Fleur de café – Rencontre #6 De la terre à l’assiette (Impacts Editions)

#RENCONTRE6, Aire-sur-l’Adour, Casa Fior avec la Librairie La Rêverie, vendredi 19 mai.

Julie est devenue éco-anxieuse il y a deux, trois ans. C’était presque ses premiers mots, quand j’ai franchi le seuil de sa librairie, une heure avant la rencontre. Une grosse heure plus tard, c’est ainsi qu’elle a l’a débutée, à demi-assise sur un tabouret, devant le comptoir et les gens du café – passé en mode bar, à cette heure-là. Le confinement, Julie l’a vécu dans les Hautes-Landes avec son compagnon. La première boulangerie était à douze kilomètres. A moins de vivre en autarcie…

Julie et son compagnon se sont depuis installés à Aire-sur-l’Adour. Chaque samedi matin, la vie vibrionne autour du grand marché de producteurs (dont pas mal de locaux) et l’arrêt obligatoire « Chez Juju », un café ou un verre de blanc ; un café et un verre de blanc. 

Julie culpabilise, souvent. Comme si le changement climatique, c’était uniquement sa faute. Quand elle prend sa voiture ; quand elle va au supermarché, quand quand quand. Combien sommes-nous à nous auto flageller pour chaque action qui n’est pas « éco-responsable » – faut dire comme ça, non ? Et la responsabilité collective, alors ?

Julie oublie qu’elle agit. Douze ans qu’il n’y avait plus de librairie à Aire-sur-l’Adour. Désormais, les passagers et passagères voyagent, rue Gambetta en plein centre-ville, lorsque leurs yeux joyeux découvrent « La Rêverie ». Elles et ils ne savent sans doute pas que Julie ne se verse pas encore de salaire, un an après l’ouverture.

Beaucoup de libraires vivent au SMIC. Certaines maisons d’éditions, dont celle-dont-il-ne-faut-pas-prononcer-le-nom, limite la remise pour certains libraires à 30% sur la vente d’un ouvrage. Ces librairies ne reçoivent pas de livre de cette maison d’édition dont-il-ne-faut-pas-prononcer-le-nom, pour le « travailler » en amont, pour savoir quoi en dire aux futur(e)s clients et clientes.

L’objet livre est comme déshumanisé. C’est comme pour les fêtes écoles : vous achetez les gâteaux que vous avez vous-mêmes préparés afin de faire vivre l’asso de parents d’élèves.

La comparaison s’arrête là. Le livre, ce n’est pas la kermesse. C’est la culture, c’est l’ouverture, c’est l’enrichissement (d’abord pas pécunier, mais vous l’avez compris).

Antoine questionne, dans De la terre à l’assiette. « Combien d’assiettes à 20 euros faut-il pour rembourser un prêt de 300 000 euros ». Le parallèle est tout tracé : « combien de livres faut-il vendre pour en vivre ? »

Question subsidiaire, tout aussi essentielle : la course à la vente des livres, serait-ce participer au système de consommation dans lequel nous sommes englués ? Comment dépasser ce paradoxe, que je cherche aussi à déborder, néo-auteur ?

HORS LES MURS

Julie ne pousse pas à la consommation, justement. Elle a fait ça, dans une autre vie, à vendre des objets à des gens qui n’en avaient pas forcément ni les moyens, ni même peut-être le besoin. Elle ne s’y reconnaissait plus. Vraiment plus. Là, elle a appris à connaître chaque cliente, chaque client. Faut-il encore dire cliente, client, d’ailleurs ? Faut-il préférer associé(e), partenaire, un autre terme ?

Elle conseille, elle trouve du sens, chaque jour. Les gens achètent, ou n’achètent pas. Elle a gagné leur confiance. Comment ont-ils fait, les gens, sans librairie pendant douze ans ?

Elle ne le sait peut-être pas, Julie, mais elle dépasse son éco anxiété par ses actions qui sonnent justes. Elle songe à organiser un salon du livre singulier. Pas des autrices et des auteurs derrière des tables, mais des auteurs et des autrices qui iraient chez les gens.

A l’image des rencontres qu’elle organise hors les murs, aussi.

C’est comme ça que je me suis retrouvé à la Casa Fior, chez Fredo. Maryse tenait l’ancien Hôtel de la Paix, une institution, ici. La retraite approchait. Un jour, autour d’un verre, Maryse dit à Fredo qu’elle envisage la vente. Autour de 180, 190 000 euros. « Quoi ? Mais vends le 200 000 euros ! » lui suggère Fredo.

Vous savez quoi ? Bah oui, c’est Fredo qui l’a acheté 200 000 euros. Son rire rayonne. Elle s’est installée en février dernier. Elle s’en fout de l’argent, Fredo. Du moment qu’elle vive. « J’ai beaucoup de mal à faire payer les gens. C’est le plus dur, pour moi. Des amis barmans me l’ont dit : fais payer, sinon tu t’en sortiras pas ! » Au comptoir, les gens font eux-mêmes les comptes. « Elle nous oblige à calculer et à se souvenir de ce qu’on a pris ! » dit une dame, hilare.

LE COMPTOIR DEBIT DE VIE

Le prix du café dit l’endroit où vous vous trouvez. L’expresso coûte 1,20 euros. L’allongé pareil. « C’est juste de l’eau qui est rajouté, non ? » Le prix du verre d’alcool dit aussi le lieu. Le gin, la vodka, le rhum ? 2,50 euros, à la Casa Fior.

Le comptoir est un débit de vie. Fredo voulait être routier, jeune. Elle a fait histoire de l’art, au lycée à Aire (ici, on ne dit pas Aire-sur-l’Adour, comme si l’Adour s’était absenté ; à moins qu’il ne circule dans les veines de chacun et chacune ?). Elle a travaillé dans la boîte de platerie familiale. Elle y travaille toujours, d’ailleurs, et enquille ses 30 heures en trois jours : lundi, mardi, mercredi. Le jeudi, le vendredi, le samedi, elle marne au café. La transition s’assure. Bien sûr que « c’est difficile ». Mais son sourire et sa bonne humeur diffusent plutôt une joie de vivre.

Et puis c’est si bon, d’apprendre à connaître les habitudes de Lucien, qui se place là, à droite au comptoir ; et de Monique, qui se place à gauche, à 8h15 (1), et parcourt les pages de Sud Ouest.

Fredo veut lancer des « artpéros ». Raconter Soulages, Klimmt, Picasso, Magritte (d’ailleurs tatoué sur son bras) aux gens d’ici. Pas de surplomb, pas d’élitisme, mais de la simplicité. « Soulages, ce n’est pas seulement du noir. Si c’était si facile, pourquoi y’aurait pas plus de gens à peindre du noir ?! »

Derrière le comptoir, sur l’ancien mur qui exhale encore le torchis de poil de chevaux, l’affiche Stade Toulousain – Avenir Aturin fait la fierté de Fredo. Le club évoluait alors dans le championnat de France. « Il n’y a toujours pas les années sur les affiches ? » questionne un homme. Wikipédia renseigne : c’est peut-être bien la saison 1984-1985.

Sinon, Aturin désigne les habitants d’Aire-sur-l’Adour. Ça date de l’époque gallo-romaine quand Aire était un axe et un carrefour importants. Aire a disposé de trois gares, il y a plus d’un siècle. La Gare principale du Midi (puis SNCF) reliait Mont-de-Marsan à Tarbes ; la Gare du C.B. (Cie des Tramways à Vapeur de la Chalosse et du Béarn) Aire à Amou ; la Gare du P.O.M. (Cie du Chemin de fer Pau-Oléron-Mauléon) Aire à Pau (2).

Il n’y a plus de gare, aujourd’hui, à Aire. Il n’y en a plus depuis 1970. « Section de ligne déclassée », dit Wikipédia. Il y a des lignes de bus pour Mont-de-Marsan, Auch, Tarbes, mais pas pour Pau.

Aire n’est plus un carrefour. La voiture, la grande distribution, ont changé la cartographie de la ville et des villages alentours.  

Le fille de Fredo, qui a pas mal bourlingué : « Si tu es au collège à Saint-Sever, à trente kilomètres d’ici, tu es obligée de partir, il n’y a pas de lycée. On s’est fait bouffer par « Montde » ». « Montde », c’est Mont-de-Marsan. C’est le lot de tous les villages autour d’Aire, grande bourgade d’un peu plus de 6 000 habitants. Les jeunes partent pour étudier, pour travailler. Ils aiment revenir au moment des fêtes de villages, cadencées par les peñas.  

LA TETE DECAPITEE ET LA FONTAINE
La Casa Fior véhicule ce passé, ce présent, ces légendes, aussi. L’église Sainte-Quitterie, au cœur de la cité. Quitterie a été décapitée par son prétendant, auquel elle s’était refusée. Une fontaine jaillit à l’endroit même où sa tête tomba à terre. Deux anges, poursuit la légende, lui auraient ensuite demandé de prendre sa tête dans ses mains et de se rendre à l’oratoire Saint-Pierre où l’attendait un sarcophage (2).

Aujourd’hui, c’est la tête des paysannes et des paysans qui est mise à prix. Fredo s’inquiète : la grippe aviaire décime les exploitations. Une fontaine jaillira-t-elle, dans ces exploitations ?

Aire est toujours un carrefour sur le chemin de Compostelle, pour celles et ceux qui déploient leur corps comme véhicule.

Il n’y a pas, en revanche, de vélos en libre-service comme dans les grandes villes.  Une dame, croisée en arrivant à deux roues chez Julie, à la librairie, s’apprêtait à rentrer chez elle avec son vélo électrique, à 10 kilomètres. « Je mets la batterie en haut de la bosse, pour me relancer ». Elle l’a mettait en bas de la bosse, il n’y a pas si longtemps.

Une autre dame, au café. « Moi aussi, j’aimerais tant que mes ados aillent au collège en vélo, situé à sept kilomètres de notre village voisin. Mais c’est trop dangereux ! Il n’y a pas de pistes cyclables ».

Je l’ai expérimenté, sur la route entre Pau et Aire, à longer les immenses champs cernées d’épandage : les voitures débaroulent, les bas-côtés n’existent pas ; se laisser aller à la flânerie relève de la douce folie.

Cela me fait penser à Scott Slovic, écrivain et professeur en humanités environnementales à l’University de l’Idaho : et si nous écrivions toutes et tous des lettres ouvertes à la mairie pour que fleurissent de vraies pistes cyclables (3) ?

FLEUR DE CAFE

Si Aire n’est plus le carrefour qu’elle fut, la Casa Fior, dans les pas de l’Hôtel de la Paix, en est toujours un.

Je croise un retraité qui a travaillé dans la planification alimentaire, pour les Nations Unies, au Sahel ; en Ukraine, en Russie, en Corée ; un paysan retraité qui a passé son après-midi à déguster des armagnac, et qui raconte, haut en couleurs, le prix du pain, les tonnes de farine, en francs, en euros, à se perdre un peu, avouons-le, dans les conversions ; un attaché parlementaire qui croit en son métier (« Nous sommes des artisans de la conscience ») ; une dame qui a bossé deux bonnes décennies au cœur des « politiques des quartiers prioritaires de la ville » en région parisienne, qui a fini par remplir des tableaux Excel, à ne pas être entendue, loin du terrain, qui s’est « cassée », qui participe depuis à revitaliser le centre-ville d’Aire, qui trouve du sens à s’engager pour la SSA (Sécurité Sociale de l’Alimentation), et qui interroge : « comment on prend le pouvoir collectivement, au sein d’une entreprise ? Comment on prend collectivement la responsabilité sur notre mode de vie, sur notre production puisque c’est nous qui travaillons ? »

Elle demande à Fredo si elle peut mettre une affiche de la Fête de la nature. Elle a trouvé le naturaliste qui parlera des oiseaux…par le biais de la Fédération des chasseurs français.

La vie est d’une douce complexité. Bien sûr que Fredo peut.

Je croise une autre dame. Elle était partie en vacances 10 jours à Barcelone, avant les années 2000. Elle y restée 15 ans. La vie l’a ensuite emmenée au Chili. Quand elle est revenue à Barcelone, elle n’a pas reconnu la mégalopole. Le petit port de plaisance ? Des yachts énormes, dit-elle. Les boutiques locales ? Des marchands de souvenirs sans âme.

« Un grand Dysneyland ». Elle a dû faire à peu près tous les métiers possibles et imaginables. Elle est aujourd’hui AED, ici. Ça veut dire assistante d’éducation. Ça veut dire pionne, en vrai. Pourquoi les mots sont-ils dépossédés de leur sens ?

Je ne suis pas à Disneyland, là, mais à la Casa Fior – Fredo avait pensé à le nommer Café de Fior, « mais pas sûr que les gens ici aient la référence », se marre-t-elle.

J’étais à Aire et j’avais l’impression de reprendre mon immersion au Royaume-Uni, plus d’un an et demi après l’avoir quittée.

A peine le temps de s’attacher à un lieu et aux gens qu’il faut déjà partir. Sur la route du retour, le vélo mélancolique lit les noms des villages. Geaune, Segos, Riscle. Je les ai entendus au café pendant des heures. Ils ont des visages, désormais. J’ai envie de m’y arrêter, de me plonger dans leur histoire, dans leur présent, dans leur gens.

L’éco anxieté se dissipe dans l’action quotidienne.

(1) Prénoms inventés : le carnet n’a pas eu le temps de tout consigner

(2) Source : ” Les petits trains de Jadis “, tome 7, Sud-Ouest de la France par Henri Domengie

(3) https://www.lepelerin.com/chemins-pelerinages/les-etapes/aire-sur-l-adour-landes-4101

(4) https://www.ecrirelanature.com/en/actualites/scott-slovic-l-engagement-par-le-poids-de-la-plume

Calendrier et comptes rendus des rencontres passées et à venir :

Jeudi 28 avril : Club de la Presse de Bordeaux (33) – carnet compte rendu #1

Vendredi 29 avril : Librairie La Curieuse, Arudy (64) – carnet compte rendu #2

Samedi 30 avril : Librairie le 5e art, Saint-Jean-de-Luz (64) – carnet compte rendu #3

Jeudi 11 mai : Librairie café Menta, Ossès (64) – carnet compte rendu #4

Dimanche 15 mai : Festival Livre Sans Frontière à Oloron Sainte-Marie (64) – carnet compte rendu #5 

Vendredi 19 mai : apéro littéraire Librairie La Rêverie Aire-sur-l’Adour (64)  – carnet compte rendu #6 

Mercredi 24 mai : Librairie L’Escampette, Pau (64) – carnet compte rendu #7

Jeudi 1er juin : Librairie Tandem, Mauléon (64) –  carnet compte rendu #8

Vendredi 16 juin : Amap Bernadets (64) – carnet compte rendu #9

Samedi 17 juin : Festival Le réveil des carottes, Oloron Sainte-Marie (64)

Jeudi 22 juin : chez le producteur Pietometi, Ogeu-les-Bains (avec la librairie La Curieuse, Arudy) (64)

Samedi 24 juin : Librairie La Grande Illusion, Hendaye (64) 

Jeudi 29 juin : Cafe Au Pais, avec la librairie Chez Gustave, Morlaàs (64)

Dimanche 2 juillet, 13h30 : Festival AgiTaterre, Lahage (31)

Samedi 16 juillet, 17 h : Festival international de Journalisme, Couthures-sur-Garonne (33)

Mercredi 13 septembre : Cueillette de l’Aragnon, Montardon (64)

Jeudi 14 septembre : Librairie-boutique Chez Margot, Cambo-les-Bains (64)

Samedi 16 septembre : Espace Culturel Leclerc, Niort (79)

Lundi 18 septembre : Gaztetxe (maison des jeunes), Ascain (64)

Vendredi 22 septembre, 19 heures : Librairie Page et Plumes, Limoges (87)

Vendredi 13 octobre, 18 heures : Librairie Georges, Talence (33)

Vendredi 27 octobre : La coulée douce, MJC Berlioz, Pau (64)

Samedi 28 octobre : La chouette qui lit, Marciac (32)

Jeudi 2 novembre, 19 heures : Café Climat à Aquiu, Pau (64)

Leave a Reply